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La Parisienne peut aller se rhabiller. En Jacquemus, tant qu’à faire.
Sur le site de la marque, tout est toujours sold out. À 32 ans seulement, Simon Porte Jacquemus, le créateur de la marque éponyme, ne cesse d’impressionner le monde de la mode. Récemment, il l’a encore prouvé lors de sa dernière collaboration avec Nike. Des pièces phares comme la minijupe avec petit shorty intégré ou encore la brassière reliée par une virgule siglée en or clinquant s’arrachent en quelques minutes. Et c’est comme ça à chaque ravitaillement.
Ses collections mettent à l’honneur les couleurs flashy, le sexy, le Sud, le soleil, mais aussi des thèmes rappelant la nostalgie de l’enfance et les publicités des années 1990.
Avant de devenir le chouchou de la mode, comment ce jeune homme né dans la petite ville de Salon-de-Provence a-t-il rendu ses lettres de noblesse à la culture populaire sudiste, dans un milieu à l’origine si obnubilé par le «bon goût» de la capitale?
Cœur de cible
«Jacquemus, il est génial parce qu’il a décomplexé la cagole, la provinciale, les âges, la sexualité, le poids… Jacquemus, c’est à la fois l’anti-parigo, les faubourgs de Marseille, la Provence, les accents, ses copines aux gros seins, sa mamie, de la générosité et un peu de vulgarité mélangés», analyse Vincent Grégoire, directeur du cabinet de tendances NelyRodi, qui a suivi l’ascension fulgurante du designer avec attention.
«Sa force est d’être à mi-chemin entre le styliste de mode et l’influenceur.»
Pourtant, dans sa jeunesse, le designer complexé à l’idée «d’être perçu comme un campagnard», comme il le raconte dans Libération, a bien essayé d’effacer son accent. C’est quand il perd tragiquement sa mère, à ses 18 ans, qu’il se raccroche à ses racines et se lance dans l’aventure. Son succès, il le doit surtout à une stratégie bien rodée.
Pour la sociologue de la mode Emilie Coutant, «sa force est d’être à mi-chemin entre le styliste de mode et l’influenceur. Il a bien compris qu’à l’ère du digital, l’important, c’est d’attirer l’attention de son public et surtout des jeunes» qui seront les acheteurs de demain.
Contrairement aux autres maisons de luxe, Jacquemus reste une marque «accessible stylistiquement et presque populaire», par sa stratégie numérique et ses prix, proches de ceux du prêt-à-porter haut de gamme: pour une robe standard, comptez entre 540 et 1.000 euros, et pour un pull, entre 175 et 600 euros. Pour donner un ordre de grandeur, chez Jacquemus, les chaussures avoisinent les 600 euros, quand la marque de prêt-à-porter Rouje de Jeanne Damas propose des modèles autour de 300 euros et quand il faut débourser environ 1.000 euros pour une paire de Versace, beaucoup plus luxe.
Rose Barbie
Si les vêtements créés par le couturier-star sont très colorés, une teinte détonne: du rose bonbon au rose flashy partout. Cette couleur chatoyante, si sulfureuse, il la doit à sa première inspiratrice. Dans le podcast Le goût de M, il se rappelle sa mère participant aux réunions parents-profs: «Elle venait en full rose de la tête aux pieds. Et il y avait toutes les mamans un peu relou qui la regardaient un peu de côté genre “oh, regarde-la elle dans sa Mini Cooper”.» Elle n’en avait que faire du regard d’autrui, ce que le fils a souhaité perpétuer toute sa vie.
Selon Emilie Coutant, peut-être qu’il prend une revanche sur la cagole, cette icône du mauvais goût, originale, vue comme trop sexy. Mais de manière plus esthétisée. «On est loin du cliché de la cagole», assure-t-elle. À cette colorimétrie déclinée dans un large panel, est associée l’idée de la naturalité que l’on retrouve dans le choix des matières, les lieux de défilé (champ de lavande, exploitation de sel…). Ces derniers sont mixtes et réduits à seulement deux par an, souvent hors Fashion Week.
Ce rose si criant, que l’on assigne traditionnellement aux petites filles par défaut, est rapidement devenu la couleur de la vulgarité. On se rappelle les années 2000 et les stars telles que Paris Hilton, Nicole Richie ou bien sûr Britney Spears, jouant de ce «rose Barbie» sur les tapis rouges. Depuis, le mouvement Y2K, signifiant le retour en vogue de ces années-là par une plus jeune génération, a rendu ses lettres de noblesse à cette couleur, revendiquée comme empowerment féminin.
Son amour pour les femmes, Jacquemus le revendique souvent. Pour Vincent Grégoire, le couturier offre de nouvelles opportunités à la jeunesse et aux femmes. «Tu peux être gourmande, avoir des défauts mais t’auras toujours du caractère, puisque tu seras une bad girl», décrit le directeur de NelyRodi.
À la Samaritaine, la colorimétrie de Jacquemus, et son rose, dans toute sa splendeur. | Anne Chirol
Début 2022, la collection «Le Splash» paraît. Parmi les tenues présentées, une robe rose avec des petits talons et les bras levés de façon à faire ressortir les biceps du mannequin. Sauf que ce dernier n’est pas n’importe lequel. C’est un homme, et une égérie de taille: le chanteur portoricain Bad Bunny. On l’y voit déjouer les codes de la masculinité avec un visage déterminé. Chez Jacquemus, le rose casse les codes du bon goût, mais aussi les frontières du genre.
«C’est Marseille bébé»
«Je m’appelle Simon Porte Jacquemus, j’aime le bleu et le blanc, les rayures, le soleil, les fruits, la vie, la poésie, Marseille et les années 80», écrit en lettres capitales le designer dans la biographie de son compte Instagram. Derrière le succès de Jacquemus, on ne peut oublier l’influence de la deuxième ville de France.
En effet, la cité phocéenne témoigne d’une popularité de plus en plus marquée. Pourtant, il y a quelques années, elle était loin d’être aussi admirée par les habitants de la Ville Lumière. Beaucoup la pensaient peu reluisante et en gardaient une image de ville populaire, marquée par le «mauvais goût».
C’était sans compter le succès des industries culturelles de la ville, très fortes dans le rap notamment. En quelques années, des artistes comme Jul, Naps, SCH, Soso Maness ont créé un écosystème culturel important, encore plus fort que celui de leurs prédécesseurs Soprano, Alonzo, IAM… Depuis, le blason de la cité phocéenne reprend ses couleurs bleu et blanc; les mêmes que celles vantées par Jacquemus dans sa biographie Instagram: heureux hasard?
Récemment, le designer se rend au concert de Jul, qui se tient au Vélodrome. «C’est Marseille bébé». Les deux artistes s’amusent de leur rencontre en reprenant la célèbre phrase «le J c’est le S» –«c’est le sang» en argot, issue du titre «Bande organisée» sorti par le Collectif 13 monté à l’été 2020– et la documentent sur Instagram.
Clichés populaires
Qu’il s’agisse de la piscine publique dans «The Blue» ou de jeunes hommes de cité à la plage dans «Le Gadjo» (expression d’origine gitane pour désigner un homme), Jacquemus est maître dans l’art de rendre sexy les espaces et objets qui ne l’étaient pas avant.
Pour ce faire, il adore partir de clichés connus tels que celui de la cagole ou du «kéké du Sud», qu’il revisite à sa façon en le twistant. Le but? Casser les barrières invisibles que l’on trouve chez beaucoup de créateurs, qui éloignent le grand public de ce monde-là.
«Le côté bourgeois de la mode institutionnalisée qui vient d’en haut, à laquelle il faut se conformer, se fait bousculer par la mode d’en bas.»
N’empêche, se servir du style des classes populaires pour en faire des pièces de luxe, est-ce de l’appropriation culturelle? Pour Emilie Coutant, rien à voir: «C’est plutôt la traduction de ce que lui a vécu, dans quel environnement visuel il a grandi. Il transmet son message à lui, son histoire et son terroir, en puisant dans sa géographie et dans son histoire.»
Son ADN, il l’intègre dans chacune de ses créations. «Tout en cherchant de l’original dans les choses du quotidien et en provoquant, il veut sortir du déjà-vu», ajoute-t-elle.
Les alliances claquettes-chaussettes, les K-Way et autres baskets vintage viennent redéfinir ce qui est de bon goût ou non. Marre de voir les mêmes images parfaites partout sur Instagram, on recherche du neuf et de l’unique.
«Le côté bourgeois de la mode institutionnalisée qui vient d’en haut, coercitive, à laquelle il faut se conformer, se fait bousculer par la mode d’en bas. La mode de la rue, des cités, des campagnes est une juxtaposition de styles et d’esthétiques qui ne sont pas dictés par les grands noms de la mode mais qui vont quand même influencer la création», développe Emilie Coutant. Un grand basculement.
Tout ce qu’il touche, il le glamourise. Et c’est pareil avec les corps. Qu’ils soient fins, musclés ou plus gros, blancs ou noirs, avec des seins tombants ou refaits, le couturier n’a que faire des conventions jusqu’ici dictées par ce milieu si codifié.
D’ailleurs, ses pièces se distinguent des autres par une grande variété de couleurs et de tailles, toujours dans une logique de body positivism et de diversité, que l’on constate dans le choix de ses mannequins. «Même s’il ne fait pas non plus des défilés avec des mannequins plus size, il montre qu’il s’adresse à tous et ne se décrit pas comme une marque élitiste», analyse Emilie Coutant. Pour elle, le couturier «éclate» le bon goût si cher à cette industrie.
Il n’empêche que le mythe de la Parisienne a encore de beaux jours devant lui. «Par contre, reprend la sociologue, il n’y a plus qu’une seule figure pour représenter des mythes français, on est dans des identifications multiples. La Parisienne va devoir composer avec d’autres figures de la mode.»
Lien source : Comment Jacquemus a explosé la notion de «bon goût»