Comment la reine Elizabeth a couvert (et anobli) un espion soviétique installé à Buckingham

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La Reine savait que Blunt, conservateur de sa collection d’art, était un agent double. L’affaire, étouffée pendant quinze ans, a été publiquement révélée par Margaret Thatcher en 1979.

La reine aurait été au courant dès 1948, soit huit ans avant d'anoblir Blunt. | Capture d'écran Mustafa Durmuş via Unsplash
La reine aurait été au courant dès 1948, soit huit ans avant d’anoblir Blunt. | Capture d’écran Mustafa Durmuş via Unsplash

Deux ans avant sa mort, la reine Elizabeth rend une visite surprise au MI5. Elle y prend alors la parole pour rendre hommage aux membres des services secrets britanniques qu’elle remercie pour leur engagement indéfectible, fidèles à leur devise: «Regnum Defende» («défendre le royaume»). Le secret, la défunte souveraine en a toujours grandement apprécié la valeur et a su le manier à la perfection. L’épisode Blunt en fournit une preuve édifiante.

C’est en 1945 que le roi George VI nomme Anthony Blunt (1907-1983) conservateur des collections de tableaux de la couronne d’Angleterre, l’une des plus vastes et riches au monde. Ce diplômé de l’université de Cambridge est un historien d’art réputé. Cousin lointain de la reine (la future «Queen Mum» adorée des Britanniques), Blunt est aussi apprécié pour sa personnalité. «La famille royale l’aimait bien: il était poli, efficace et, par-dessus tout, discret», dévoile une biographie. Il se révèlera discret à bon escient. Lorsque la fille du couple royal prend en main la destinée du royaume, à la mort du roi, elle réitère sa confiance en Blunt, qui conservera son poste pendant plus d’un quart de siècle.

Il l’a pourtant échappé belle. En 1950, une espionne russe questionnée par le MI5 assure que Blunt est un membre actif du Parti communiste. Le parfum de soupçon s’évapore bien vite: après vérification, il s’avère que l’historien d’art n’y a jamais adhéré. Et pour cause… Il en a été dissuadé dans les années 1930 par son ami et recruteur, Guy Burgess, qui pensait à raison que se tenir à l’écart lui permettrait de ne jamais attirer l’attention sur ses activités.

Les Cinq de Cambridge

C’est initialement pour étudier les mathématiques que Blunt a rejoint les rangs du très fermé Trinity College de Cambridge en 1926. Il se consacre ensuite aux langues modernes, et sa maîtrise du français et de l’allemand se révèleront plus tard utiles à sa double vocation d’espion et d’historien d’art. Il intègre bientôt une société secrète créée en 1820, The Cambridge Conversazione Society (aussi connue sous son surnom d’«Apôtres de Cambridge»).

John Golding, l’exécuteur testamentaire de Blunt, expliquera qu’à Cambridge «tout le monde n’était pas espion, mais [que] le communisme était vraiment monnaie courante parmi les intellectuels des années 1930». D’après Blunt, c’est à l’automne 1933 que «le marxisme fit irruption à Cambridge».

En 1940, Blunt est recruté par le MI5; il y sera actif jusqu’à la fin de la guerre.

Une crise économique renforcée par le krach boursier, la menace d’une guerre civile en Espagne, la montée du fascisme: le clan de jeunes intellectuels idéalistes s’inquiète. Le régime communiste soviétique fait leur admiration et ils considèrent la doctrine marxiste-léniniste comme la seule alternative valable contre le fascisme. Deux redoutables recruteurs, Arnold Deutsch et Edith Tudor-Hart (croisés dans notre série consacrée à l’Isokon, discret repère d’espions érigé au cœur de Londres) vont persuader des étudiants d’Oxford et de Cambridge de passer à l’action.

Un des jeunes apôtres, le brillantissime Guy Burgess, joue de son charme pour enrôler son ami Anthony Blunt. Ce dernier écrira dans ses mémoires: «L’atmosphère à Cambridge était si intense et l’enthousiasme pour les activités antifascistes si grande que j’ai commis la plus grande erreur de ma vie.» La mort de son amant Julian Bell, neveu de l’écrivaine Virginia Woolf, au cours de la bataille de Brunete en Espagne, renforce encore sa décision.

Les infiltrés

Avec trois autres étudiants, Donald Duart Maclean (fils d’un ancien ministre de l’Éducation), John Cairncross et Kim Philby, ils formeront le groupe des Cinq de Cambridge. Burgess et Philby rejoignent le MI6 (le service de renseignements extérieurs), tandis que Maclean devient diplomate à Washington. C’est lui qui, en 1944, fournira à Staline les minutes du rendez-vous secret organisé entre Roosevelt et Churchill.

Cairncross, chargé du déchiffrement des messages codés de la machine Enigma à Bletchley Park pendant la guerre, permettra à l’URSS de gagner la bataille de Koursk. Blunt, pendant ce temps, tire de sa passion pour l’art une remarquable carrière: enseignant à l’université de Londres, il finira par devenir l’un des historiens de l’art les plus réputés au monde et prendra la direction de l’Institut Courtauld. En 1940, Blunt est recruté par le MI5; il y sera actif jusqu’à la fin de la guerre. On estime qu’entre 1941 et 1945, il serait parvenu à communiquer plus de 1.700 documents à l’Union soviétique.

Le MI6 se doute dès 1948 de l’existence d’une taupe, voire de plusieurs, dans ses rangs.

Vers la fin de la guerre, le roi George VI fait appel à Anthony Blunt pour l’accompagner au cours d’un voyage sur le continent, tenu secret. C’est à la suite de cette mission que l’historien d’art et agent double est nommé conservateur des collections de peintures du roi («Surveyor of the King’s Pictures»), puis de la reine Elizabeth II, couronnée en 1952. Elle l’anoblit deux ans plus tard, lui conférant l’Ordre royal de Victoria.

Sous la houlette de Sir Anthony Blunt, la collection s’étoffe, voyage, s’organise. Blunt s’impose comme l’expert du peintre Nicolas Poussin, à qui il consacre un livre faisant encore autorité ainsi qu’une rétrospective au musée du Louvre en 1960, laquelle rencontre un énorme succès. Proche de la reine mère, il entretient aussi d’excellentes relations avec Elizabeth, qui apprécie son professionnalisme, sa conversation érudite, et le prestige grandissant qu’il confère à ses collections.

Never complain, never explain

Le MI6 se doute dès 1948 de l’existence d’une taupe, voire de plusieurs, dans ses rangs. Grâce à leur collaboration avec la CIA, ses agents démasquent Maclean et Burgess en 1951. Se sachant démasqués, ils prennent immédiatement la fuite. L’incrédulité de certains membres du gouvernement est telle qu’ils tentent même de défendre l’honneur de Maclean avant de se rendre à l’évidence.

Si Blunt prétend avoir cessé ses activités d’espionnage après 1945, il semble avoir malgré tout conservé un rôle dans le cercle des Cinq de Cambridge. Il aurait été lui-même chargé d’effacer toute trace incriminante dans les appartements de ses deux acolytes et les aurait aidés en leur suggérant de s’enfuir par la France, qui ne demandait pas de passeport. Ce qu’ils firent.

Les quatre missions secrètes menées par Blunt à la demande du roi George VI n’étaient pas uniquement motivées par le rapatriement d’œuvres d’art.

Le groupe des Cinq ne sera totalement démantelé qu’au bout de plusieurs années. Philby sent le vent tourner, et à son tour s’enfuit à Moscou en 1963. En URSS, il est célébré comme un héros. Il expliquera plus tard que s’il a pu continuer ses activités sans être réellement inquiété, c’est grâce à la chape de silence imposée dans l’upper class britannique et sa peur panique du scandale.

Il faut dire que le pays tremble encore de la déflagration provoquée deux ans plus tôt, en pleine guerre froide, par l’affaire Profumo –le secrétaire d’État à la Guerre John Profumo partageait sa jeune maîtresse avec un espion russe à l’insu de celle-ci. Blunt va bénéficier de cette discrétion forcée.

Dans la foulée de la fuite de Philby, l’Américain Michael Straight (cousin de Gore Vidal et de Jacqueline Kennedy) dénonce Blunt, auprès duquel il avait un temps travaillé comme espion. La nouvelle est aussitôt rapportée à la reine Elizabeth. Fait surprenant, celle-ci décide de ne rien faire: il ne sera pas démis de ses fonctions –Blunt conservera son poste jusqu’en 1972– ni ne verra son titre lui être retiré. Le Premier ministre de l’époque, Alec Douglas-Home, n’aurait même pas eu vent de l’histoire.

Sauvé par Hitler

L’historien parvient ainsi à négocier son immunité en échange de renseignements. En réalité, c’est plutôt grâce aux informations qu’il détient sur la famille royale qu’il doit sa tranquillité.

Entre 1945 et 1947, les quatre missions secrètes menées par Anthony Blunt à la demande du roi George VI n’étaient pas uniquement motivées par le rapatriement d’œuvres d’art, mais par la récupération de documents sensibles. On ne saura jamais avec précision ce qu’ils contenaient. On évoque des lettres d’une jeune reine Victoria à un amour de jeunesse, mais celles qui auraient surtout inquiété le monarque anglais en 1945 auraient mis en évidence la collaboration de son frère, le duc de Windsor (brièvement couronné Édouard VIII), avec le régime nazi.

La reine aurait été au courant dès 1948, soit huit ans avant d’anoblir Blunt.

D’après Hugh Trevor-Roper, qui travaillait sous les ordre de Kim Philby dans les services secrets, il s’agissait notamment de la correspondance entre le duc et Hitler, dans laquelle le Britannique confiait des informations susceptibles d’aider le Führer à emporter la guerre contre les Alliés. Le duc se serait apprêté à couper les ponts avec sa famille pour s’installer dans l’Allemagne nazie, projet finalement abandonné au profit de la France.

Si l’information avait été publiquement dévoilée, un scandale sans précédent aurait éclaboussé la famille royale. L’omerta pratiquée permet ainsi à Blunt de conserver son poste et de sauver les apparences.

La reine et lui se croisent occasionnellement: en public, elle continue de soutenir ses actions, apparaissant par exemple à ses côtés lors d’inaugurations d’expositions, ou de celle des nouvelles galeries de l’Institut Courtauld en 1968, qu’il dirige encore. Plus étonnant: elle aurait été mise au courant bien avant 1964.

Les auteurs du livre The Secret Royals: Spying and the Crown, paru en 2021, y révèlent une anecdote troublante. Au début des années 1950, le secrétaire d’Elizabeth, Tommy Lascelles, répond à un visiteur qui, apercevant Anthony Blunt au détour d’un couloir, s’enquiert de son identité. «Oh, ça, c’est notre espion russe», aurait-il répondu. D’après les auteurs Aldrich et Cormac, la reine aurait été au courant dès 1948, soit huit ans avant d’anoblir Blunt. Et deux ans avant que l’espionne russe dénonce son affiliation au Parti communiste…

Sorti du bois par Margaret Thatcher

Le secret ne serait pas éventé, puisque Lord Chamberlain, dans l’ignorance des activités d’espionnage de Blunt, allait lui offrir à sa retraite de demeurer consultant pour les collections royales. Jusqu’à ce qu’un journaliste écossais, Andrew Boyle, écrive en 1979 un livre intitulé The Climate of Treason: Five who spied for Russia. Il y raconte l’épopée des Cinq, sans jamais citer le nom d’Anthony Blunt, qui apparait sous le pseudonyme de Maurice, hommage au roman de E.M. Forster (dont l’adaptation cinématographique lancera la carrière de Hugh Grant).

Blunt vécut trois ans reclus avant de succomber à une crise cardiaque en 1983, à Londres.

Margaret Thatcher, briefée par les services de renseignements, le dénonce nommément lors d’une allocution à la Chambre des communes. De quoi renforcer sa réputation de «Dame de fer», surnom qui, ironiquement, lui a été donné par les Soviétiques. Blunt, quant à lui, se dit stupéfait: «Naïvement, je croyais que les services secrets allaient s’assurer, en partie dans leurs propres intérêts, que cette histoire ne devienne jamais publique. J’étais donc retourné à mon travail, non seulement soulagé mais confiant.»

Le voilà démis de ses fonctions après de l’Institut Courtauld et radié de son titre de chevalier. L’opinion publique se range du côté du député Hamilton, qui fulmine: «La Grande-Bretagne est un pays qui met ses traîtres ordinaires en prison mais laisse les traîtres gentlemen au palais de Buckingham!» Blunt vécut trois ans reclus avant de succomber à une crise cardiaque en 1983, à Londres. Pendant ses années noires, il envisage la possibilité d’un suicide mais lui préfère la rédaction de ses mémoires. Après la mort de Blunt, Golding les lègue à la British Library à condition qu’elles ne soient rendues accessibles que vingt-cinq ans plus tard, en 2009. On peut désormais les lire en ligne.

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