Temps de lecture : 9 min
[Épisode 1] L’histoire de ce couple, marié depuis 1957, est celle de deux êtres fusionnels: le travail, la vie, la danse, ils ne faisaient presque jamais rien l’un sans l’autre. Au point d’espérer pousser ensemble leur dernier souffle.
Dans la cuisine, Marcelle entend le pas pressé de Pierrot. «Regarde ce que j’ai trouvé!», s’exclame-t-il d’un ton enjoué. Elle baisse les yeux et observe le trésor de son mari. Trois pommes de terre de la saison dernière, découvertes en grattant la terre du jardin. Dans leur maison de Francueil, petite commune d’Indre-et-Loire de 1.386 habitants, la comtoise du salon sonnera bientôt l’heure du déjeuner.
Pierrot épluche les pommes de terre. Depuis son accident en montagne il y a une dizaine d’années, Marcelle a perdu la mobilité de son poignet. Le repas prêt, ils s’installent à table. Accoudés sur la nappe à carreaux, ils regardent les informations à la télévision. Enfin, «l’après-midi, c’est plutôt la télévision qui nous regarde», sourit Pierrot. Dans le box des accusés, il pleure: «C’était le bon temps.»
Pierrot et Marcelle se sont rencontrés en 1951, à l’heure du déjeuner.
Un «grand timide» qui avait «peur de tout»
Alors qu’il avait 3 ans, les parents de Pierre, dit Pierrot, revendent leur épicerie de Maintenon, dans l’Eure-et-Loir, et font leurs valises pour Chartres, où ils reprennent un commerce de confiserie. Ils n’avaient que lui. En 1939, son père part à la guerre. Pierrot a 5 ans. Il vit son premier bombardement. «J’ai écouté», dit-il. Avec sa mère, ils participent à l’exode de 1940 et se retrouvent au Mans. Pierrot se souvient des privations, «comme partout». Quotidiennement, résonnent des alertes à la bombe. Alors, il se bouche les oreilles.
Rattrapés par les Allemands, sa mère et lui retournent à Chartres. Il est envoyé à l’école chez les frères, où il reste jusqu’à son certificat d’études, qu’il décroche à 14 ans. D’abord, il passe un CAP tourneur. Il entre à l’usine d’appareils photo, mais la tâche confiée ne lui plaît pas, alors il postule à l’usine Braud et Faucheux, «où ils construisent des grues», et cela lui plaît un peu plus. Tous les midis, Pierrot rentre chez ses parents pour déjeuner. Sur le chemin, il croise Marcelle, en apprentissage de couturière chez un tailleur-culottier. Ils ont un an et demi de différence. Ils tombent amoureux.
Pierrot se définit comme un «grand timide» qui avait «peur de tout». Mais Marcelle a réussi à «le sortir de ça». À 18 ans, il quitte l’usine pour faire son service militaire. Un jour de permission, son père l’attend sur le quai de la gare, à côté d’une jeune fille qui patiente, elle aussi. C’est Marcelle. Pierrot rit, gêné et amusé. Son père et Marcelle n’avaient pas encore eu l’occasion de se rencontrer. «Alors, il a fallu faire connaissance.»
«Pendant dix ans, on a travaillé ensemble»
À son retour de service militaire, Pierrot décroche un emploi à l’usine Citroën d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Sa tante lui laisse un logement à Montmartre. Marcelle le rejoint et trouve un poste de couturière dans une maison de confection. Ils se marient le 13 mai 1957. Marcelle réalise ensuite un stage pour être contrôleuse à l’usine Citroën, et y est à son tour embauchée. «Pendant dix ans, on a travaillé ensemble, les mêmes horaires et tout», se souvient Pierrot.
Mais, sans perspective d’évolution dans l’entreprise, il décide de suivre une formation de chauffeur de taxi. Il achète une licence et, pendant dix ans, roule à travers Paris de 13h à minuit. Il lui arrive de côtoyer des célébrités qui montent à bord. De son côté, Marcelle reprend la couture, à domicile cette fois. Pierrot lui organise un atelier de confection dans leur petit pavillon en viager en Seine-Saint-Denis.
Annie, la petite sœur de Marcelle, de dix-huit ans sa cadette, leur rend souvent visite: huit jours pendant les vacances, les week-ends, à Noël. Le matin, elle assiste à leur petit rituel: Marcelle prépare le petit-déjeuner, Pierrot va se raser et, en revenant, lui fait «le bisou». Cette image, comme tant d’autres, est restée dans sa mémoire. «Ils m’ont souvent gâtée», raconte-t-elle. «J’ai été très chouchoutée.» Pierrot et Marcelle n’ont pas eu d’enfant. «Elle n’en voulait pas», expose Pierrot. Lui n’est pas sûr qu’il en aurait voulu. La décision revenait à Marcelle.
«Ils ont toujours été généreux avec nous. Une générosité du cœur»
Pendant Mai 68, «c’est plus dur». Les taxis sont à l’arrêt, rien ne rentre pendant un mois. Puis, au milieu des années 1970, Pierrot et Marcelle reprennent le commerce de fruits et légumes de l’oncle de Pierrot: «Il était en mauvaise santé… On s’est consultés avec Marcelle, on ne prenait jamais de décision l’un sans l’autre, et je l’ai appelé pour savoir si je pouvais faire l’affaire.»
À nouveau, Pierrot et Marcelle travaillent ensemble: «On aurait dit qu’elle avait ça dans le sang. […] Elle avait la confiance de tout le monde!», dit Pierrot d’un ton admiratif. Trois fois par semaine, ils se ravitaillent à Rungis. Un jour de 1977, une jeune fille de 16 ans se présente à eux. Le couple avait déjà croisé Carmel aux halles du marché, quand elle aidait à décharger des cageots pour se faire de l’argent de poche. Ils l’embauchent.
Le matin, très tôt, Pierrot dépose Marcelle et Carmel au marché, et part faire le plein. La petite n’a pas une vie facile. En 1978, elle perd son père; Marcelle et Pierrot l’épaulent. «Ils étaient très amicaux, très protecteurs. J’ai eu de la chance d’avoir de bons patrons, c’est vrai.» Un an plus tard, ils rencontrent Frédéric. «Je passais sur les marchés, mais je n’étais que l’amoureux de Carmel», confie-t-il. Au fil des années, les deux couples se voient de plus en plus souvent: «J’avais 19 ans. [Pierrot] bricolait. Il me conseillait. Quand on allait chez eux, il me remplissait ma remorque de bois. Il me disait: “Le bois coûte moins cher pour se chauffer.”»
Il poursuit: «On est devenu amis –enfin, j’espère qu’on est devenu amis, car on ne sait jamais vraiment quand on est ami avec quelqu’un–, mais je dirais dix ou quinze ans après.» Un instant, il secoue la tête. «Ils ont toujours été généreux avec nous. C’était une générosité du cœur, c’était humain.»
«C’était un couple qui s’entendait formidablement»
Pierrot et Marcelle vendent des fruits et légumes pendant onze ans. Ensuite, «les affaires sont devenues plus dures: plein de petits supermarchés avaient ouvert à côté». Alors, le couple décide de lever le pied. Quelque temps plus tôt, le père adoptif de Marcelle est décédé d’un cancer du poumon, «et puis il avait un métier très dur, il était usé». Alors, en 1980, Pierrot a arrêté la cigarette: «Je fumais trop, j’ai dit: “Ça suffit”.» Les amoureux déménagent en Touraine. «[Pierrot] avait son expression à lui pour dire qu’après la Loire, c’était le soleil», se souvient Annie.
Là-bas, le couple visite des maisons. L’une d’entre elles, une bâtisse au portillon rouge, «tape dans l’oeil à Marcelle». Dehors, il y a des sapins et un hêtre pleureur. À l’intérieur, les pièces sont pourvues de poutres apparentes. Il y a beaucoup de travaux à réaliser, Pierrot prend un peu peur. Marcelle lui assure: «On va y arriver, on va y arriver!» Le grand-père de Marcelle était maçon, elle a tout bien retenu. «C’est elle qui m’a appris les dosages de ciment et tout!», s’exclame Pierrot. Ils signent. Pierrot refait tout le réseau de plomberie, le carrelage, et le reste. Parfois, des chats s’installent chez eux. Ils finissent par les adopter: «On n’en a jamais eus… Ils venaient, comme ça!» Chaque année, le couple fait des dons aux associations de protection des animaux.
En juillet 1987, tous deux arrêtent de travailler. À respectivement 53 et 51 ans, ils sont à la retraite. Quand on demande à Pierrot quel a été le salaire le plus confortable de sa carrière, il réfléchit. Ce n’est pas facile à dire, «entre les francs, les nouveaux francs»… Mais le métier qu’il a préféré est celui «des fruits et légumes, et le contact avec la clientèle». À deux, ils touchent 1.800 euros mensuels de retraite. La première année, pour arrondir un peu les fins de mois, Pierrot fait des vendanges, tandis que Marcelle trouve un emploi dans un restaurant. «Elle était très agréable, très avenante. On s’entendait très bien, y a rien à dire de mal», se souvient sa collègue de l’époque et amie, Jacqueline.
Le patron du restaurant où elle travaille invite Marcelle et son époux à «un bal des ménages, comme on disait». Tous deux se découvrent une passion pour la danse. Autrefois, quand il n’était pas encore marié, Pierrot faisait du basket. Marcelle, elle, n’a jamais fait de sport de sa vie, «mais elle était plus souple que moi quand même», assure-t-il. Ensemble, ils suivent des cours au foyer communal et participent à des stages, remportent «quelques coupes», surtout en valse viennoise. Au bout de trois ans, quand le professeur de danse s’en va, Pierrot prend sa relève.
Tous les dimanches, Annie leur téléphone. L’été, Carmel leur rend visite avec son conjoint Frédéric et leurs enfants. Frédéric hausse les épaules: «J’ai jamais vu Marcelle et Pierrot se disputer. Même quand ils avaient une altercation, c’était sur le ton de la rigolade.» Jacqueline, devenue aujourd’hui une petite dame aux cheveux blancs, assure: «C’était un couple qui s’entendait formidablement.» À vrai dire, personne ne les voyait «l’un sans l’autre».
«Quand on les voyait danser enlacés, c’était magique»
Serge et sa femme ont commencé les cours avec Pierrot et Marcelle en 2001-2002: «Ils nous montraient des pas ensemble. Quand on les voyait, c’était des poupées! C’était splendide», décrit-elle, le souffle encore coupé. «Et on nous avait dit qu’ils ne savaient pas danser avant…» Nicole, une amie et voisine, acquiesce: «Quand on les voyait danser enlacés, c’était magique.» «C’était un club très sympathique, avec des moniteurs encore plus sympathiques que les élèves. Y a pas grand-chose à dire niveau méchancetés», reconnaît Serge.
Peu à peu, le couple invite Serge et son épouse à des «repas d’anciens». Ils se voient tous les deux mois. «On rigolait ensemble, dansait ensemble. […] J’ai jamais vu ces gens malaimables.» Avant de sortir, Marcelle se met un peu de parfum. En partant, Pierrot va toujours chercher le manteau de sa femme «pour lui poser sur les épaules».
Pour les spectacles de danse, Marcelle se fait faire des robes sur-mesure, longues, vert scintillant et bordeaux. «Elle avait –j’ai compté– cinquante jupes! Pour danser ceci, ou cela. C’était un grand plaisir», affirme Pierrot. Au sous-sol de leur maison de Francueil, il a fait installer une salle de danse. «On menait notre petite vie», résume-t-il. «Des mauvais moments c’est sûr qu’il n’y en a pas eu, à part quelques maladies bien sûr, des petits accidents.» Deux opérations de hernies inguinales pour lui; des problèmes dentaires pour elle.
Le couple aime beaucoup voyager: «Mais pas très loin, il y a tellement de choses à faire en France.» Sur leurs photos de vacances, Pierrot et Marcelle sourient à l’ombre d’un arbre, ou sur une nappe de pique-nique à l’orée d’une forêt, ou allongés sur une serviette de plage en maillot de bain. Et puis, en 2010, en montagne à Chamonix, Marcelle fait une mauvaise chute et ne peut plus se relever. «Heureusement que je venais d’avoir un portable et avais appris à m’en servir», souffle Pierrot.
Les secours viennent les chercher en hélicoptère. Marcelle est gardée huit jours à l’hôpital de Chamonix pour des fractures du col du fémur et du poignet. Pierrot prend une chambre à l’hôtel près de l’établissement et reste à ses côtés toute la journée, jusqu’à son transfert à l’hôpital d’Amboise. Après ça, Marcelle ne peut plus ni coudre ni cuisiner comme avant, et cela, assure Pierrot, est très pénible pour elle. Elle refuse l’aide ménagère. Pierrot épluche les pommes de terre.
«Ah, si seulement on pouvait partir ensemble!»
Après la sieste, leur rituel du quatre-heures est de se couper «un petit carré de chocolat». Ils discutent. «On n’avait pas forcément de grandes conversations, on s’entendait bien comme ça», raconte Pierrot. À 18h30, au plus tard, ils soupent: «On dîne de la soupe, ou une dizaine de crevettes chacun.» Et ils regardent la télévision.
Parfois, les informations de 20h rapportent un accident de la route: «Elle me disait: “S’il m’arrive des choses comme ça, faut pas me laisser comme ça.”» Lui dit pareil. «On rentrait pas dans les détails à dire: “Faut débrancher la prise”, etc. C’était suivant l’actualité. La question c’était de pas rester handicapé, de pas rester dans la vie courante sans pouvoir y participer.» Souvent, se souvient Carmel, Pierrot et Marcelle disaient: «Ah, si seulement on pouvait partir ensemble!». «Mais pas dans le cadre d’un suicide… Dans le meilleur des cas, quoi», précise-t-elle.
Avant la fin du journal télévisé, Marcelle s’assoupit. «Sa marotte, c’était de se lever la nuit vers 1h, 2h du matin, pour faire le repassage. Elle repassait la nuit. Elle disait: “Ça coûte moins cher.”»
Fin 2019, Marcelle parle tout le temps de la gazinière: «C’était une obsession, que le bouton soit mal fermé…» Pierrot soupire: «Ça a commencé comme ça, mais je m’en rendais pas compte.» Jusqu’à un matin de février 2020, où Marcelle est prise de violents maux de ventre. Elle a alors 84 ans. Et dans quelques semaines, le confinement national dû à la pandémie de Covid-19 sera annoncé par le président de la République.
Lien source : «J'ai jamais vu Marcelle et Pierrot se disputer»