«J’avais été élevée pour ça»: au Mexique, ces fillettes indigènes vendues par leurs familles

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Marina vient d’une communauté où les filles sont mariées entre 12 et 18 ans. Elle qui a dit non a été expulsée.

De jeunes filles marchent à Zinacantán (Chiapas), au Mexique. | Adam Jones via Wikimedia Commons

«Un jour, je suis partie aider à la tonte des moutons, et quand je suis revenue, tout le monde était en cercle devant ma maison. Mon père m’a dit: “Marina, viens par là. Voici ton époux.”» Marina a 12 ans ce jour-là. Elle vit au cœur d’une communauté indigène dans un petit village mexicain du Chiapas: Zinacantán.

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Sa réponse est celle d’une pré-adolescente. Insouciante, logique. Seul le cœur parle. «Je ne connais pas ce monsieur, je ne me marierai pas.» Elle a vu ses trois sœurs aînées partir à ce même âge, en pleurs, avec des hommes dont elle n’avait jamais entendu parler. Une brève présentation au domicile, un paquetage rapide de leurs affaires et le jour même, elles partaient vivre dans leur nouveau foyer. Alors sa réponse reste ferme, malgré la pression de la communauté. C’est non.

La sanction aussi est ferme. «J’ai rejeté cet homme que mon père me présentait. J’ai rompu la loi», dit-elle. Cette loi tacite de la communauté où toutes les jeunes filles doivent être mariées entre l’âge de 12 et 18 ans. «Toutes les autorités traditionnelles de la communauté sont arrivées et ont décidé de nous expulser, moi et toute ma famille.»

Protéger la culture avant tout

C’était au début des années 1990. Aujourd’hui, on note quelques progrès, notamment la loi générale des droits des enfants et adolescents: depuis 2014, l’âge minimal pour se marier est de 18 ans. Officiellement, au Mexique en 2012, on comptait 54.138 mariages dans lesquels au moins l’un des deux protagonistes était mineur, contre 43 en 2021 (sur 500.000 en moyenne). En réalité, il est impossible de comptabiliser les mariages forcés.

Surtout, non seulement ces chiffres sont indicatifs avant 2014 (année de la loi), mais le réseau pour les droits des enfants au Mexique (Redim) insiste également sur le fait que pour contourner cette contrainte, les communautés acceptent les unions libres avant le mariage à 18 ans. Selon le Redim, qui reprend les données de l’Institut national des statistiques et de géographie (Inegi), le Chiapas est l’un des quatre États mexicains où il y a le plus d’unions contraintes. Les autres sont le Guerrero, le Tabasco et le Michoacán.

Cette pratique dépasse largement la communauté de Marina. Le Mexique comprend 62 ethnies, et plus de 20% de la population se définit comme «indigène» selon l’Inegi –c’est-à-dire descendant des cultures pré-hispaniques, avec une langue et des coutumes différentes des mexicaines. Toutes les unions contraintes n’ont pas lieu dans ces communautés, et toutes les communautés ne sont pas concernées par le mariage forcé. Mais leur volonté de protéger leur culture induit des règles comme l’union des mineures avec des hommes de la même ethnie.

Des petites filles élevées pour la dot

Après son expulsion, la famille de Marina s’est rendue à San Cristóbal de Las Casas, la grande ville d’à côté. D’après ses propos, ses parents lui ont alors dit: «C’est toi qui n’a pas respecté la loi, alors nous te laissons ici, et nous ne voulons plus rien savoir de toi.» «Ils m’ont abandonnée là, dans la rue. Je ne parlais pas un mot d’espagnol, je ne connaissais que le tzotzil [la langue de sa communauté, ndlr], et je ne savais ni lire ni écrire», confie-t-elle.

«Les femmes indigènes ne connaissent pas leurs droits, parce que personne
ne leur enseigne.»

Marina, activiste pour les droits des femmes indigènes

Marina a humilié sa famille. Elle pensait qu’ils étaient désormais libres, elle n’avait pas idée que parents et enfants n’ont pas d’endroit où vivre et pas d’argent. «Plus tard j’ai compris que j’avais été élevée pour ça, pour la dot que je rapporterai à ma famille. En refusant ce mariage, je ne leur rapportais rien, alors ils m’ont laissée», analyse-t-elle. En effet, ici, l’homme vient chez la jeune fille avec des présents comme du sucre, du pain ou encore du pox (alcool typique du Chiapas). Si un accord est trouvé, il verse alors la dot, dont la valeur est négociée entre le futur époux et le père de famille.

Jennifer González, journaliste à l’AFP, a d’ailleurs dédié un reportage à ce sujet en juin 2021. Elle y mettait en avant la vente de jeunes filles à leur future belle-famille dans une soixantaine de villages de l’État du Guerrero, pour un prix allant de 2.000 à 18.000 dollars (1.800 à 16.800 euros).

Une soumission inconditionnelle

Des années (de galère) plus tard, Marina a voulu changer les choses. D’abord, en abordant les problématiques des femmes lors des visites touristiques –elle est guide à San Cristóbal. Ensuite, en faisant partie d’une association de défense des droits des femmes indigènes.

Il en existe plusieurs, elle a choisi Fortaleza de la Mujer Maya. Pour Marina, «les femmes indigènes ne connaissent pas leurs droits, parce que personne ne leur enseigne. Une femme indigène est accoutumée à obéir. Les femmes mariées sont très dépendantes de l’époux. Elles ne peuvent pas gagner d’argent sans l’accord de leur mari.»

Il existe bien des initiatives. À Zinacantán, des femmes créent ainsi à la main de superbes tissus qu’elles vendent aux touristes et aux populations locales et se partagent à parts égales les bénéfices des ventes. Mais cela inclut en effet l’accord du conjoint. Il en est de même pour toutes celles qui se rendent sur les marchés pour vendre vêtements, babioles, pommes de terre et autres denrées alimentaires.

Cinquante coups de machette

Autre problématique, les femmes indigènes ne sont pas tellement accoutumées à recevoir de l’aide, et donc à l’accepter, selon la guide touristique. Marina se souvient ainsi d’une femme battue à coups de machette par son mari. La raison: il est rentré plus tôt du travail et l’a trouvée à ne rien faire.

«Elle n’était pas en train de faire les tortillas, à manger pour le soir», explique Marina. Il demande des explications, elle s’excuse et s’affaire, mais c’est trop tard. «On a compté plus de cinquante coups sur son corps, détaille la guide touristique. Elle a été transportée dans un hôpital, et une avocate est venue la voir là-bas en lui disant: “Je vais t’aider”. Elle a répondu: “Non, je ne peux pas, il faudrait que je demande la permission à mon mari pour que tu m’aides.”»

«Ces enfants deviennent extrêmement vulnérables. Une fois vendues, elles tombent dans une forme d’esclavage, au service de leurs nouvelles familles.»

Jennifer González, journaliste à l’AFP

L’avocate, sidérée, tente de lui expliquer qu’elle n’a pas à obéir à cet homme. La victime ne démord pas. «C’est comme ça qu’encore beaucoup de femmes indigènes meurent de violences domestiques. Une infime partie d’entre elles demande de l’aide», constate Marina.

En luttant contre les mariages forcés, les politiques et associations luttent contre les violences que représentent ces unions pour les jeunes filles: la soumission, l’arrachement à sa famille, l’impression d’avoir autant de valeur qu’un animal.

«Ces enfants deviennent extrêmement vulnérables. Une fois vendues, elles tombent dans une forme d’esclavage, au service de leurs nouvelles familles pour des tâches domestiques ou agricoles, sans parler des “beaux-pères, qui parfois abusent d’elles sexuellement”, m’a expliqué Abel Barrera, un anthropologue, à la tête de l’ONG Tlachinollan», explique la journaliste de l’AFP.

Mais ces unions entraînent encore plus de conséquences. Le Redim liste entre autres: grossesses et accouchements prématurés, mort lors de la grossesse ou complications lors de l’accouchement, désertion scolaire et reproduction de la pauvreté pour la descendance. Selon l’Inegi, un adolescent de 15 à 19 ans en couple sur dix est chef de famille, et près de la moitié des personnes qui ont eu leur premier enfant avant leur 19 ans ne sont pas scolarisées (ou ne l’ont jamais été).

Des femmes absentes de
l’espace public

Les organisations et associations ont plusieurs missions, comme l’accueil et la prise en charge des victimes, mais aussi la prise de conscience de la vie des femmes indigènes et des violences qu’elles subissent.

«Les femmes indigènes ne peuvent même pas sociabiliser, créer des liens d’amitié en dehors de la communauté sans être considérées comme des
filles faciles, des folles.»

Marina, activiste pour les droits des femmes indigènes

Mais pour cela, encore faudrait-il pouvoir entrer en contact avec elles. «Nous n’avons pas accès aux femmes indigènes car elles croulent sous les règles à respecter, regrette Marina. Elles ne peuvent même pas sociabiliser, créer des liens d’amitié en dehors de la communauté sans être considérées comme des filles faciles, des folles.» Or, si c’est le cas, «elles ne peuvent plus se marier parce qu’elles sont cataloguées ainsi et personne n’en veut plus au sein de la communauté».

La complexité de la situation réside ici. La liberté des femmes indigènes est entravée par tout un tas de règles, dont les mariages contraints. Mais, il n’est pas envisageable pour elles (en grande majorité) de ne pas se marier. Marina elle-même pense qu’elle aurait dit oui si elle avait eu toutes les conséquences en tête. «Et encore, je m’en suis bien sortie. Je ne me suis pas droguée, je n’ai pas eu à me prostituer, liste-t-elle. Ce qui est le cas d’autres femmes rejetées pour avoir dit non.»

La moins pire des issues?

Par ailleurs, les mariages contraints de mineures restent souvent, même aux yeux des concernées, la meilleure des options. Une étude de la Fondation Ford et de l’Investigación en Salud y Demografía publiée en 2017 met en avant divers facteurs qui expliquent pourquoi ces unions sont aussi présentes dans le pays.

En tête, il y a la reconnaissance de la communauté pour ces jeunes filles, un moyen d’accéder à la stabilité financière, ou encore d’échapper à la violence des foyers (qu’elles retrouvent souvent dans leur nouvelle famille). Mais aussi, l’hypersexualisation des jeunes femmes qui font que les hommes préfèrent élire une épouse même pas encore adulte. Un combat qui concerne et doit être mené dans l’ensemble du Mexique, et pas seulement les communautés indigènes.

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