«La Passion de Dodin Bouffant»: le rassasiant pot-au-feu de Juliette Binoche et Benoît Magimel

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Le film de Trần Anh Hùng est pur plaisir sensoriel, devant lequel on se prend à saliver à chaque scène de cuisine.

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, et le célèbre gastronome Dodin (Benoît Magimel) mène un heureux partenariat avec Eugénie (Juliette Binoche), cuisinière de talent. | Curiosa Films / Gaumont / France 2 Cinéma
Nous sommes à la fin du XIXe siècle, et le célèbre gastronome Dodin (Benoît Magimel) mène un heureux partenariat avec Eugénie (Juliette Binoche), cuisinière de talent. | Curiosa Films / Gaumont / France 2 Cinéma

Deux heures et quart de plats en sauce, et assez de viande rouge pour filer du cholestérol à un T-Rex. Le mercredi 24 mai, alors que le Festival de Cannes touchait presque à sa fin, le public international du festival a découvert ce qui pourrait sans doute gagner la Palme du film le plus français de l’histoire. Dans La Passion de Dodin Bouffant (en compétition), Benoît Magimel et Juliette Binoche incarnent un duo de gastronomes bourgeois en 1885: les foodies originels, en somme.

Dès les premières secondes, son titre américain affiché en majuscules sur fond noir –«THE POT-AU-FEU»– a suscité quelques ricanements dans l’assemblée. Mais une fois l’incongruité d’une telle prémisse dépassée, on s’abandonne au charme de ce doux voyage culinaire concocté par Trần Anh Hùng.

Des «vibes» et du carré de veau

Le film démarre sur un tour de force, lors d’une séquence presque silencieuse de quarante minutes qui suit la préparation et la dégustation d’un repas majestueux. Dans l’immense cuisine d’un château français, Eugénie, Dodin et leurs deux jeunes employées s’affairent.

Carré de veau, cailles, écrevisses, quenelles, petits légumes, bouillon filtré et re-filtré, laitue braisée, vol-au-vent, omelette norvégienne… La préparation est patiente, minutieuse, virtuose. Sans musique, on est bercé par la symphonie des plats, le crépitement des ingrédients sous la chaleur des matières grasses et la calme assurance avec laquelle ce ballet prend forme sous nos yeux.

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, et le célèbre gastronome Dodin mène un heureux partenariat avec Eugénie, cuisinière de talent. À eux deux, ils concoctent depuis de nombreuses années des repas renommés, au cours desquels Dodin et ses amis discourent sur la culture du moment et les plaisirs de la table«le vin», nous dit-on, «est la partie intellectuelle du repas».

Avec cette impressionnante première séquence, le film nous enseigne son rythme particulier et conservera jusqu’au bout le même minimalisme, dépouillé de musique, de dialogues ou de rebondissements superflus. La Passion de Dodin Bouffant, c’est le Mad Max: Fury Road de la gastronomie française: pas d’intrigue, juste des vibes –et du carré de veau.

Food porn

Trần Anh Hùng, qui filmait déjà amoureusement la nourriture dans L’Odeur de la papaye verte il y a trente ans, crée ici un émerveillement visuel qui ferait passer les plats de «Top Chef» pour de la vulgaire pâtée. Avec la photographie magique de Jonathan Ricquebourg, chaque plat semble éclairé par une lumière divine, et les volutes de vapeur qui s’échappent sans cesse des casseroles et marmites en cuivre créent un jeu de contraste presque tactile.

La passion de Dodin (Benoît Magimel) aux fourneaux. | Curiosa Films / Gaumont / France 2 Cinéma

La Passion de Dodin Bouffant n’est pas un film, c’est un acte de prestidigitation. Comme ensorcelés par un numéro d’hypnose collective, on se prend à saliver sur notre siège à chaque scène de cuisine. Victimes d’une séduisante hallucination olfactive, on a presque l’impression de pouvoir humer l’odeur de la viande qui rissole, et en observant Juliette Binoche étaler de la glace maison sur une brioche encore chaude, avant de la recouvrir de meringue, on laisse échapper un gémissement d’envie.

Avec ses séquences de gastronomie parfaitement filmées et montées, le film est un pur plaisir sensoriel, une œuvre ASMR qui vient chatouiller notre palais, et que les mouvements de caméra et le montage maîtrisés rendent captivante de bout en bout.

Foie gras, huîtres, caviar, rognons, sauces élaborées, jus de viande, plats flambés et desserts élégants… Le défilé de plats plus appétissants les uns que les autres y est vertigineux –à condition de ne pas être végétarien. Le chef étoilé Pierre Gagnaire, qui fait un caméo, a été consultant gastronomique pour le film, et ça se sent.

En filmant les gestes des cuisiniers avec patience et amour, Trần Anh Hùng rend hommage au savoir-faire culinaire dont se targue la France, et aussi à notre amour de la cuisine simple –Eugénie passe ses journées derrière les fourneaux, mais beaucoup de plats qu’elle sert sont des classiques de bistrot. Malgré l’accumulation de mets raffinés, le film utilise comme leitmotiv le pot-au-feu, le plat simple et traditionnel par excellence, affectionné par nos grands-parents.

La cuisine comme langage amoureux

La passion à laquelle le titre du film fait référence n’est pas uniquement vouée à la nourriture. Elle désigne aussi l’amour que Dodin éprouve pour Eugénie. Collaborateurs proches depuis vingt ans, les deux gastronomes s’adonnent à un charmant jeu de séduction: Dodin aimerait épouser Eugénie, mais cette dernière, malgré son affection pour lui, souhaite rester libre.

Entre Dodin (Benoît Magimel) et Eugénie (Juliette Binoche), la gastronomie est un jeu de séduction et une technique de drague. | Curiosa Films / Gaumont / France 2 Cinéma

Pour les deux protagonistes, la nourriture est non seulement un art («la découverte d’un nouveau mets provoque plus de joie pour l’humanité que celle d’une nouvelle étoile», nous dit Dodin), mais également un langage, un mode de communication et une technique de drague. Lorsqu’Eugénie tombe malade, Dodin cuisine pour elle. Lorsqu’il la demande en mariage, c’est dans un plat inventé spécialement pour elle qu’il dissimule une bague.

Ce langage amoureux frôle même le kink, les personnages laissant parfois émettre de doux sons de plaisir en caressant les aliments. Dans une scène, Dodin manipule en effet des poires pochées avec tendresse et fascination, projetant sur ce simple ingrédient toute la dévotion qu’il ressent pour Eugénie.

Il est sans doute facile de se moquer d’un film centré sur l’extase que peut provoquer un pot-au-feu. Mais pour ceux qui acceptent de s’y abandonner, La Passion de Dodin Bouffant est un enchantement des sens, une expérience de cinéma d’un raffinement exquis et d’une maîtrise faussement simple. Son seul défaut: ne pas afficher d’avertissement «estomacs vides s’abstenir».

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