La rentrée littéraire 2022 en dix romans étrangers

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De l’Irlande à l’île Maurice, un tour du monde littéraire truffé d’étapes imprévues.

Montage:Slate.fr
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Après une sélection de romans et une autre de premiers romans, voici venu le temps de mettre en avant pas moins de dix romans étrangers parus en cette rentrée 2022. Si les États-Unis sont triplement représentés, on y trouve aussi des pans d’Argentine, de Suède, d’île Maurice, d’ex-Yougoslavie, d’Irlande, d’Espagne, d’Italie et de Somalie. Quatre auteurs et six autrices à saluer, tout comme leurs traducteurs et traductrices, et une dizaine d’expériences de lecture d’une variété folle.

«Pourquoi tu revenais tous les étés?», réparer la vivante

S’il fallait illustrer pourquoi il est si difficile de porter plainte, ou même tout simplement de parler, lorsqu’on a été victime de violences sexuelles, le récit autobiographique de Bélen López Peiró serait peut-être l’exemple idéal. Formidablement écrit, Pourquoi tu revenais tous les étés? naît des agressions régulièrement infligées à l’autrice par son oncle lorsqu’elle était ado. Mais ce livre-kaléidoscope ne s’attarde pas uniquement sur les faits; il entend aussi donner le point de vue de chaque protagoniste de l’affaire, quel que soit son degré d’implication.

Dans certains chapitres, l’écrivaine argentine raconte à la première personne, pour partager son vécu et son dégoût, le parcours qui l’a menée jusqu’à ici et maintenant. Dans les autres, elle emploie la deuxième personne du singulier. Elle y adopte le point de vue de ses proches, parfois clairement identifiés et parfois non, qui s’adressent à elle en disant «Tu». La profusion de points de vue produit un effet punching-ball d’un réalisme saisissant.

S’y mêlent en effet le pire –culture du viol, accusations de mythomanie, injonctions à ne pas «se donner en spectacle»– et le reste, lorsque les personnes qui entourent l’héroïne tentent tant bien que mal de l’aider à avancer, s’excusent de n’avoir rien vu, affirment qu’elles auraient dû comprendre. Pourquoi tu revenais tous les étés? n’est pas un livre manichéen, montrant au contraire que s’il y a des réactions à bannir totalement, celles qui se présentent comme du soutien n’en sont pas toujours. Le point commun de la plupart des protagonistes croisés par Bélen López Peiró? Lorsqu’ils lui parlent d’elle, de ce qu’elle a vécu et du combat qu’elle mène, ils ne parlent en fait que d’eux-mêmes. Un livre très fort sur l’empathie et le nombrilisme.

«Napalm dans le cœur», viendra le temps du feu

La quatrième de couverture cite Cormac McCarthy, et c’est indéniable. Chez le Catalan Pol Guasch, on retrouve cette même façon de faire converger le réalisme et le post-apocalyptique, pour mieux disséquer l’âme humaine et en tirer les conclusions les plus déprimantes qui soient. Constitué de courts chapitres –beaucoup font moins d’une page–, Napalm dans le cœur est le récit d’un confinement et d’une tentative de fuite.

Dans l’univers imaginé par Pol Guasch, une guerre opaque et violente contraint la population à se terrer pour survivre. Isolé avec sa mère, le héros compte les jours en traçant des bâtons, que l’on voit se matérialiser sur la plage, comme si nous avions face à nous les murs qui l’entourent. Ressasse le passé, il tue le temps comme il peut et se raccroche à un avenir et au garçon symbole de cet avenir.

Viendra le temps d’un exil ô combien particulier, bien plus complexe et torturé que s’il s’agissait juste de fuir une zone de guerre. Napalm dans le cœur pratique une poésie qui transperce, utilise la photographie pour perturber et transformer le récit, se détourne des codes post-apo pour mieux parler de ce qui lui apparaît essentiel: l’amour, le désir, le souvenir des gens qu’on a profondément aimés. Et qu’on aimera toujours.

«Houston-Osaka», le couple et les territoires

C’est le récit d’un chassé-croisé. Benson est noir, Mike est d’origine japonaise; leur amour n’est pas sans nuages mais il est vivant. Alors que sa mère s’apprête à débarquer du Japon pour un séjour longue durée, Mike apprend que son père, avec qui il a toujours entretenu des rapports très compliqués, est en train de mourir. Et décide donc d’aller lui dire adieu à Osaka.

Dans la première partie du livre, Benson raconte sa cohabitation forcée avec sa belle-maman; dans la deuxième, Mike décrit sa parenthèse japonaise –le livre ne s’arrête pas là, mais on n’en dira pas plus. Chacun de ces récits alterne entre descriptions du moment présent, considérations sur la relation Benson-Mike (sa genèse, ses beautés, ses hics aussi) et réflexion sur la famille, ce qu’elles nous apporte et ce qu’elle nous coûte –car celle de Benson fait aussi partie du tableau.

Couronné par le Dylan Thomas Prize en 2020, récompense prestigieuse qui distingue de jeunes auteurs et autrices, Houston-Osaka est un récit enlevé, où le feel-good tutoie le plombant. Un camaïeu de vie dans lequel, au détour d’une anecdote ou d’un drame, il y a toujours moyen de se questionner sur les liens du sang, l’impact de l’identité sur l’existence, l’existence ou non de l’amour éternel. Le cul est parfois cru et les sentiments à fleur de peau. Et c’est si beau.

«Attraper le lapin», l’amie prodigieuse?

Dublin-Zagreb-Vienne. C’est, en résumé, le parcours que s’apprête à réaliser Sara, traductrice bosnienne installée en Irlande, pour voler au secours de Lejla. Vivant dans la capitale croate, cette amie très chère de jadis, perdue de vue depuis une douzaine d’années, a besoin que Sara l’aide à rouler jusqu’en Autriche. Motif: Armin, son frère disparu deux décennies plus tôt en temps de guerre, se trouverait là-bas.

Placé sous le signe des retrouvailles (entre les deux amies, mais aussi, potentiellement, avec le frère perdu), le voyage qui se met en place s’annonce tumultueux. Il faut dire que les deux jeunes femmes ont beaucoup de personnalité et que l’intense et facétieuse Lejla est aussi attachante qu’insupportable. Leur périple fera plus d’une étincelle, et la drôlerie mordante de Lana Bastašić (déjà traduite dans dix-huit langues) emporte le morceau.

Hasards des parutions littéraires: Attraper le lapin et Houston-Osaka ont mille points communs, de leur cosmopolitisme à cette construction faisant alterner récit au présent et souvenirs éclairants d’un temps révolu mais pas si éloigné. L’ambivalence du rapport amical y est mise en lumière avec une subtile ambiguïté, l’autrice radiographiant les rapports entre Sara et Lejla comme d’autres l’auraient fait d’une relation amoureuse.

«Euphorie», pourquoi la vie

Le 17 mars dernier, l’autrice Coline Pierré publiait Pourquoi pas la vie, roman dans lequel elle imaginait que la poétesse Sylvia Plath ne s’était pas suicidée à l’âge de 31 ans. Elle lui inventait une existence plus longue, moins sombre, influencée par un autre de ses livres, Éloge des fins heureuses. Dans Euphorie, la Suédoise Elin Cullhed parle également de Plath, mais sous un autre angle: sur 368 pages, elle y imagine la dernière année de la vie de l’artiste.

D’emblée il est bien précisé qu’Euphorie «est un texte littéraire sur Sylvia Plath et ne doit pas être lu comme un exercice biographique». Mais on saisit très bien pourquoi Elin Cullhed a tenu à s’emparer de l’existence de Plath et à coucher sa dernière ligne droite sur le papier: parce qu’en bonne poétesse, celle-ci voyait la vie différemment. Chez Plath, chaque mot, chaque bribe, peut se prêter à une longue phase d’émerveillement, ou, au contraire, à un exercice d’accablement.

En introduction du roman, Sylvia recense dans son journal «sept raisons de ne pas mourir». Sentir la peau de son enfant, voir le temps qui passe, baiser, la mer et les galets, et puis aussi donner tort à celui qui lui affirme que tout serait plus facile si elle était morte. C’est cela, Euphorie: une description de la façon dont le laid gangrène peu à peu le beau jusqu’à rendre insupportable le simple fait d’être en vie. La beauté tragique de ce livre s’inscrit au-delà des mots.

«Real Life», une vie cachée

«Comme si James Baldwin rencontrait Sally Rooney», annonce la quatrième de couverture avec un aplomb suscitant presque la méfiance. Pourtant il y a bien de ça dans Real Life, récit du parcours du combattant d’un étudiant noir, gay et boursier pour parvenir à s’imposer dans l’université du Midwest qui a daigné l’accueillir en son sein. À s’imposer et à s’intégrer: car Wallace semble prêt à taire qui il est, à gommer son identité et son passé traumatisant, si cela peut lui permettre de passer inaperçu.

Le constat est triste, mais ce n’est que le début: l’étudiant en biochimie va rapidement constater que s’il ne joue pas des coudes, il risque d’être écrasé par des jeunes gens maîtrisant mieux certains codes que lui, et ayant moins de scrupules. Un roman d’apprentissage total, la vie affective du héros nous étant également présentée sans fard par un Brandon Taylor aussi fin que frontal. Avec Miller, qui revendique son hétérosexualité même si le trouble est plus qu’évident, c’est compliqué. Le tout fait ressembler la vie à un sac de nœuds.

Même les descriptions scientifiques des nématodes étudiés par Wallace ont du sens et du poids: Brandon Taylor fait de la vie un laboratoire à ciel ouvert, où réussir une expérience nécessite apparemment d’en avoir loupé des dizaines. Pas question de se rassurer en s’attardant longuement sur les vertus de l’échec: ce qui intéresse l’auteur, c’est la façon dont les moisissures s’installent sans qu’on y prenne garde et finissent par prendre toute la place pour peu qu’on ne leur ait pas prêté attention. Un constat amer, cinglant, mais pas dépourvu de beautés.

«Où es-tu, monde admirable?», bonne question

Sally Rooney n’a que 31 ans; pourtant on ne la présente déjà plus. Ses livres Conversations entre amis et Normal people ont énormément fait parler par leur aptitude à capter avec une précision folle les atermoiements et préoccupations des jeunes adultes d’aujourd’hui. Le monde de la télévision ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui a adapté tour à tour les deux romans de l’Irlandaise.

Celle qui fut notamment décrite comme la Jane Austen de notre époque compose avec Où es-tu, monde admirable? une fiction savamment ancrée dans notre époque, dans laquelle sont dissimulés des soupçons d’autoportrait, comme des œufs de Pâques. C’est l’histoire d’Alice, une autrice à succès qui fuit Dublin pour s’installer dans un petit village, parce que sa célébrité galopante a eu un temps raison de sa santé mentale. Chaque jour ou presque, la trentenaire converse à distance avec Eileen, sa BFF, ce qui est aussi une façon de rester liée à sa vie d’avant et à la capitale irlandaise.

Il y Felix le date Tinder, Simon le vieux copain d’enfance qu’elle retrouve comme si elle ne l’avait jamais quitté, et puis des tas de considérations passionnantes sur le couple, l’engagement, le sens de la vie. Des scènes de sexe, aussi, toujours formidables chez Rooney, et puis une clairvoyance de tous les instants. Où es-tu, monde admirable? est un très bon livre (bien écrit, intelligent, prenant, que demande le peuple) mais ce n’est pas un livre immanquable. En tout cas, c’est la troisième pierre d’un édifice qui, tout entier, fera date. C’est ce qu’on appelle une œuvre, de celles sur lesquelles les générations suivantes s’appuieront probablement pour tenter de comprendre qui nous étions.

«La Ligne de couleur», dans la peau de Lafanu Brown

C’est la première fois qu’Igiaba Scego, romancière italienne d’origine somalienne, est traduite en français. Une fois encore, les éditions Dalva contribuent à mettre en lumière une autrice noire dont le regard semblait réellement manquer à notre paysage. Se déroulant au XIXe siècle, La Ligne de couleur retrace la vie de la peintre noire américaine Lafanu Brown, née d’une mère indienne et d’un père haïtien.

On jurerait que La ligne de couleur est une évocation d’une artiste ayant vraiment existé, mais Lafanu Brown est purement fictive. Igiaba Scego s’est inspirée de deux femmes dont les trajectoires l’ont profondément marquée: la sculptrice Edmonia Lewis, d’origine afro-américaine et amérindienne, et la médecin féministe noire Sarah Parker Remond, qui milita notamment en faveur du droit de vote des femmes. Elle en tire une fresque diablement réaliste sur une quête d’indépendance et de reconnaissance.

Le monde dans lequel Lafanu Brown tente de se faire un nom est d’une violence absolue. Les tensions entre États du Nord et États du Sud, qui mèneront à la guerre de Sécession, sont déjà palpables; par ailleurs son statut de femme racisée l’expose bien plus que la moyenne à toute une série de violences potentielles, qu’elles soient physiques ou psychologiques. L’une des belles idées d’Igiaba Sciego consiste à entrecroiser ce récit de vie avec celui de la tentative de Leila, conservatrice de musée, de monter une exposition consacrée à la peintre. Où l’on constate une nouvelle fois que, pour être reconnu et célébré dans le monde de l’art, mieux vaut être un homme blanc.

«L’École de Topeka», l’autoroute de la solitude

Il y a dans le premier roman de Ben Lerner un soupçon de Jonathan Coe et une lampée de Jonathan Franzen –qui n’a nullement besoin de nous pour que son nouveau roman, Crossroads, fraîchement paru en français, rencontre le succès. Situé à la toute fin du XXe siècle, L’École de Topeka embrasse tour à tour les points de vue des trois membres de la famille Gordon, aisée, démocrate et blanche.

Il y a Adam, lycéen américain se distinguant particulièrement par ses talents de débatteur, Jonathan (encore un), et enfin ses parents, psychologues, qui travaillent pour une fondation renommée. L’écriture de Lerner est à l’image de la stratégie employée par Adam pour crucifier ses adversaires lors des concours de débats: il parle vite, beaucoup, afin de noyer l’autre sous ses idées, pour mieux l’empêcher de rétorquer.

Mais nous ne sommes ni débatteurs ni débattrices, ce qui permet de recevoir ce flot de paroles avec un grand plaisir. Foisonnant, maîtrisé, le style de Ben Lerner est jubilatoire. Sa façon de décrire une famille et une Amérique qui se lézardent n’est pas loin d’être addictive. Au fond, L’École de Topeka est surtout un grand roman sur la solitude: car qu’on débatte (dans le vide) ou qu’on traite des cas psychiatriques, on reste bel et bien seul·e à l’intérieur de soi, fonçant tête baissée au mépris des personnes qui partagent notre route.

«Riambel», loin du paradis

Située au sud de l’île Maurice, la plage de Riambel peine à masquer les bidonvilles qui la jouxtent. Celui où vit Noémie, l’héroïne du livre, s’appelle Africa Town. Cette jeune descendante d’esclave y est confrontée à la fois au racisme, à la misogynie et au dédain affiché par les riches, qui vivent à quelques mètres de là, à l’égard de celles et ceux qui ne le sont pas.

Il faut dire que Noémie vit quasiment sur la ligne continue séparant son monde de celui des bourgeois blancs, teinté d’argent facile et de mépris. Un monde qu’elle percutera de plein fouet lorsque, à l’adolescence, elle entrera au service d’une famille appartenant à cet univers. Le genre d’environnement dans lequel on peut laisser quelques plumes.

Non, la misère n’est pas moins pénible au soleil, comme disait le chanteur. Malgré des tas de petits moments de joie, essentiellement dus à la nourriture (certines descriptions font saliver) mais aussi aux liens qui l’unissent à sa famille, Noémie piétine. Elle hésite à poursuivre ses études, à envoyer tout valser, à se révolter pour obtenir au moins le respect. Priya Hein, dont c’est le premier roman après plusieurs publications jeunesse, dit ne l’avoir écrit que pour pouvoir participer à un concours littéraire et rencontrer J.M.G. Le Clézio, alors président du jury. Pas étonnant que Riambel ait remporté le prix en question.

Lien source : La rentrée littéraire 2022 en dix romans étrangers