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L’auteur américain n’avait rien publié depuis «La Route», paru en France en 2008.
Il est de retour. Quinze ans après La Route, épopée post-apocalyptique devenue un classique instantané, Cormac McCarthy, 89 ans et demi, nous présente son nouveau roman, Le Passager. Mais il serait triste de réduire l’actualité littéraire à cette unique sortie, certes passionnante, puisque de romans en ouvrages poétiques, ce début de printemps est une nouvelle fois plein de richesses.
«Le Passager», boîte noire
On comprend qu’il ait fallu une quinzaine d’années à Cormac McCarthy, que l’on imaginait volontiers en train de couler une paisible retraite, pour nous présenter son dernier-né: Le Passager est de loin le roman le plus massif de l’auteur américain –et ce n’est qu’un début, puisqu’il s’agit de la première partie d’un diptyque qui se poursuivra en mai avec Stella Maris, annoncé comme une sorte de prequel.
Dans ces 544 pages d’une densité absolue, la noirceur est de mise, ce qui n’a rien d’une surprise, mais l’humour est présent aussi –ce n’est pas la première fois, même si ça faisait longtemps. Le roman s’ouvre sur la description du corps givré d’une jeune femme, retrouvée pendue à un arbre le soir de Noël. Par la suite, c’est son frère que l’on suivra: un certain Bobby Western, aux pérégrinations existentielles et parfois mystérieuses.
Le grand drame de Bobby, c’est qu’il était amoureux de cette sœur passionnée de mathématiques. Mais c’était sa sœur. Et elle n’est plus là. Notre héros traîne ce fardeau partout où il va, y compris lorsqu’il mène une enquête autour d’un jet privé échoué en mer, dont un passager manque curieusement à l’appel. On ne se débarrasse jamais de ses fantômes.
De longues conversations, des considérations sur le monde de demain –ou plutôt celui d’aujourd’hui, car Le Passager se déroule dans les eighties– et des sciences: tel est le menu ô combien incomplet de ce roman ironique et mordant, qui pose beaucoup de questions mais ne s’évertue jamais à nous fournir toutes les réponses.
McCarthy et Western partagent la même conception de la vie: ce qui vaut le coup, c’est de se creuser la tête et de démêler quelques écheveaux; mais tout comprendre, surtout pas. Ce serait la fin de tout. Autant vivre un maximum d’aventures sans jamais chercher à rallier la ligne d’arrivée.
Un sacré roman, sombre et rigolard à la fois, qui ne rencontrera ni le succès de La Route, ni celui de No country for old men, mais qu’on mettrait bien dans les mains de Paul Thomas Anderson, seul cinéaste contemporain capable d’adapter sans le trahir un bijou aussi foisonnant.
«Les Nageurs de la nuit», le placard de fer
Si on ne disposait que de quelques secondes pour donner envie de lire le premier roman de Tomasz Jedrowski, il faudrait sans doute le comparer à Brokeback Mountain –la nouvelle d’Annie Proulx ou le film d’Ang Lee. À ceci près que Les Nageurs de la nuit se déroule en 1980, en république populaire de Pologne. Ludwik et Janusz, deux étudiants participant au même camp d’éducation par le travail, comprennent très vite qu’ils nourrissent des sentiments et des désirs réciproques.
C’est à la faveur d’un bivouac dans la région des lacs que les deux jeunes hommes vont pouvoir se rapprocher sans craindre d’être surpris et dénoncés. Un amour pur et beau, que chacun vit en faisant mine de ne pas comprendre que le retour à la civilisation sera frustrant et cinglant. Obligation de se tenir à distance pour ne pas éveiller les soupçons, opinions politiques chaque jour plus divergentes: la relation va se tendre, et la tristesse gagner du terrain.
Tomasz Jedrowski a fait de l’indocile Ludwik son narrateur. Celui-ci enrage de voir son pays mourir à petit feu sous les effets d’un totalitarisme croissant et se désespère de constater que son histoire avec Janusz, désireux quant à lui de rentrer dans le rang et de servir le Parti, n’a aucun espace pour exister. Une double colère, gorgée d’amertume, qui se développe magnifiquement au fil d’un roman intense et tragique, superbement écrit et traduit.
«Pour qu’il neige», souvenirs goutte à goutte
Pas un mot plus haut que l’autre dans ce roman écrit à pas feutrés par Jessica Au, autrice et libraire basée dans la ville australienne de Melbourne. C’est le récit minutieux du court voyage au Japon entamé par une jeune femme et sa mère, qui comptent s’attarder à Tokyo avant de passer par Kyoto. Les deux touristes profiteront-elles de leur séjour pour réduire la distance que la vie a creusée entre elles?
C’est là l’un des enjeux déployés avec une grande douceur par la romancière. On comprend assez rapidement que, malgré les préparatifs minutieux de la narratrice afin que le voyage soit mémorable et chaleureux, il sera avant tout celui de la solitude et du renoncement. Alors, par instants, lorsqu’elle se permet de lâcher prise parce que c’est peine perdue, la protagoniste principale fait le tour de sa vie à travers des souvenirs toujours délicatement composés.
Pour qu’il neige est truffé de moments de grâce et de petits ou de grandes contrariétés, comme lorsque la jeune femme en vient à se demander si les histoires du passé que lui raconte sa propre mère ne seraient pas pure fiction –pour ne pas dire affabulation. Si les souvenirs sont censés rapprocher, ils créent ici une sensation de déphasage entre les deux héroïnes, qui passent une nouvelle fois –une dernière fois– l’une à côté de l’autre. Dans le plus grand des calmes.
«Le Centre d’appel des écrivains disparus», Beckett seul me voit
Gorgé d’autobiographie, le roman d’apprentissage d’Aymen Gharbi commence par la description des deux chocs artistiques et esthétiques qui vont infléchir le cours de sa vie. D’abord Dieu seul me voit, film réalisé par Bruno Podalydès il y a vingt-cinq ans, avec son frère Denis dans le rôle d’Albert Jeanjean. Ce héros candide et plein d’incertitudes, entre Antoine Doinel et Tintin, va devenir le guide spirituel fantasmé du narrateur.
Le héros Oualid doit son autre épiphanie à Fin de partie, pièce de théâtre écrite en français par Samuel Beckett. C’est à la bibliothèque de Nabeul, en Tunisie, qu’il fera la connaissance de ce grand auteur dont il partage notamment la francophilie. Jeanjean et Beckett: tels sont les deux moteurs du personnage central du Centre d’appel des écrivains disparus, titre fantaisiste dont il vaut mieux ne pas dire davantage.
Oualid n’est jamais autant transporté par l’existence que quand il est question d’amour, ou de théâtre. Aymen Gharbi donne à son double apprentissage, teinté de désillusions mais aussi de belles rencontres, une truculence enthousiasmante. Car comme son double fictif, il aime manier la langue française, jouer avec ses registres et ses rythmes et clamer sa profonde passion pour un Hexagone qui est pourtant loin d’être tendre avec lui.
«Une grammaire amoureuse», tout est langage
Romancière pour adultes, romancière pour plus jeunes, Coline Pierré est aussi l’autrice d’un formidable guide de survie pour personnes introverties et d’un éloge des fins heureuses aussi futé que politique. Bref, c’est une écrivaine complète, qui nous revient en ce mois de mars avec un recueil de poésie à la gloire de l’amour. À la gloire? Oui, en partie, car l’amour est une chose assez merveilleuse pour peu qu’on en partage la même définition –comme le rappelle bell hooks en épigraphe de l’ouvrage.
Une grammaire amoureuse est un livre de textes poétiques, mais il se lirait presque comme un roman. D’ailleurs il est chapitré comme tel. Il y a le temps de la rencontre, celui du sentiment naissant, et puis le partage, les silences… À en croire Coline Pierré, l’amour est d’abord affaire de langage. Soudain quelqu’un, là devant nous, exprime des choses qui nous semblent inédites, d’une façon qui nous semble inédite. Et nous touche alors en plein cœur.
Collection poétique lancée il y a quelques années par L’Iconoclaste, L’Iconopop poursuit son œuvre de démocratisation de la pensée poétique. C’est réussi grâce à des œuvres comme celles-ci, qui nous rappellent qu’aux antipodes des textes formatés que nous devions apprendre par cœur en primaire, la poésie de qualité est un sublime cadeau, à partager ou à garder pour soi comme un trésor. Une grammaire amoureuse porte un autre regard sur le monde et sur l’amour: un regard doux, vif, mais pas naïf.
«La Carapace du homard», adelphité de façade
Quels effets le passage à l’âge adulte et l’éloignement géographique ont-ils sur les rapports entre frères et sœurs? C’est l’un des angles de ce roman danois qui embrasse une narration chorale pour mieux décrire les trajectoires existentielles de deux femmes et de leur frère cadet. On interroge finalement trop peu les liens du sang et les injonctions à rester proches sous prétexte qu’on a quelques chromosomes similaires et une poignée de souvenirs en commun.
Caroline Albertine Minor, elle, ne fait ni détail ni sentiment: elle inspecte des vies qui, sans être franchement ratées, sont traversées par de grandes frustrations et au gré desquelles les personnages tentent de préserver leurs liens familiaux de façon bien artificielle. Danemark, Angleterre, États-Unis: l’autrice décrit un monde qui bouge, où voir du pays donne l’impression qu’on réussit, mais où personne n’arrive à être à la hauteur de ses aspirations initiales.
Parfois drôle mais en permanence au bord des larmes, La carapace du homard fait exister de nombreux protagonistes, bien au-delà du trio décomposé formé par Ea, Sidsel et leur frère Niels. Chaque portrait contribue à l’idée selon laquelle l’âge adulte est avant tout une somme d’imprévus, ceux-ci pouvant se révéler très stimulants ou effroyablement plombants. La clairvoyance avec laquelle l’autrice décrit ces découvertes, comme la dimension très contemporaine des situations choisies, donne à l’ensemble un caractère universel.
«Cinq Petits Indiens», sans nouvelles de Dieu
Saluons ici le lancement par Le Seuil d’une nouvelle collection nommée «Voix autochtones», qui entend «donner la parole à tous les peuples premiers qui en ont été privés pendant si longtemps», comme l’indique le communiqué de la maison d’édition. C’est Michelle Good qui ouvre le bal: d’origine crie, l’un des peuples algonquiens d’Amérique du Nord, elle appartient à la nation nommée Red Pheasant («Faisan rouge»), dont la population compte environ 2.500 personnes.
Avec Cinq Petits Indiens, l’écrivaine signe un roman choral autour de cinq individus reliés par un sordide dénominateur commun: enfants, ils ont été enlevés à leurs familles respectives et envoyés à La Mission, un pensionnat religieux isolé. Là, ils ont connu des traumatismes dont, plus grands, ils ne parviendront pas à se délester. Devenus adultes, Lucy, Maisie, Clara, Howie et Kenny feront avec les moyens du bord pour vivre, survivre ou donner le change. Parce qu’il n’existe pas de mode d’emploi pour réussir sa vie. Surtout pas après ça.
Ce que décrit Michelle Good n’est finalement pas si loin de ce que fait Stephen King lorsqu’il écrit Ça, sauf qu’elle n’a nullement besoin d’un clown maléfique pour faire passer son message. Il s’agit de montrer des humains qui, luttant contre les horreurs vécues durant leurs jeunes années, ne peuvent compter que sur eux-mêmes, sans espoir d’être compris ou soutenus par celles et ceux qui ont eu la chance de pouvoir faire rimer enfance avec innocence. Le genre de livre qui vous marque au fer rouge, sans effraction.
«Paradox Hotel», le temps n’est rien
Dans ce thriller d’anticipation, le personnage principal est un lieu: bienvenue au Paradox Hotel, endroit luxueux qui vous permet de voyager dans le temps afin de vivre des événements historiques majeurs comme si vous y étiez. Mais se jouer du continuum espace-temps a un prix: à chaque voyage, le cerveau subit un tel choc qu’il en sort modifié, endommagé… ou galvanisé.
L’univers imaginé par Rob Hart, qui signe son deuxième roman après L’Entrepôt, se déploie parfaitement. L’auteur mêle le polar futuriste à une réflexion d’envergure sur l’histoire et le devoir de mémoire. C’est toute la complexité d’un thriller qui lorgne Minority Report (comment traiter un meurtre qui n’a pas encore eu lieu?), tout en parlant de révisionnisme et d’ultra-capitalisme. Car le Paradox Hotel et ses propositions infinies vont évidemment capter l’attention des plus riches. Et des plus malintentionnés.
Outre l’unité de lieu, qui crée un effet d’apnée, la grande réussite de Rob Hart réside dans sa description de notre rapport au temps, d’autant plus relatif que celui-ci a ici tendance à se dilater de façon inattendue. Paradox Hotel est puissamment immersif, le genre de récit qui vous fait rater votre arrêt de bus parce que vous avez justement eu la sensation de n’avoir lu qu’une minute, alors que trente viennent de s’écouler.
Lien source : «Le Passager» de Cormac McCarthy, et sept autres livres du printemps 2023