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Au milieu du fracas de la guerre, ils essaient de retrouver leur vie d’avant. Retourner faire du skate dans les rues est une victoire, mais constitue aussi un support psychologique essentiel face à ce conflit inhumain qui brouille tout repère.
À Kiev, Ukraine.
«Ils sont venus spécialement d’Odessa pour skater ici, à Kyiv», lance Sacha, le souffle précipité. Le jeune homme de 22 ans s’empresse de faire son petit sac. Il fouille, à la hâte, derrière le canapé d’angle où il passe ses nuits depuis le début de l’invasion russe. Maksim, qui l’héberge depuis trois mois, l’attend dans le froid couloir de sa khrouchtchevka, une imposante habitation de l’ère soviétique.
Le bus va bientôt quitter le quartier de Berezniaky et les deux skateurs ne doivent pas le manquer. Au bout de la ligne, leurs amis tout juste arrivés de la ville côtière trépignent d’impatience. Ils n’ont pas skaté depuis des semaines, et le semblant de normalité que promet la capitale leur laisse espérer une session de skate «presque comme à l’époque».
«L’époque», c’est celle d’avant la guerre. Avant l’invasion russe. Quand les rues de Kiev n’étaient pas lacérées de barricades et que les skateurs les arpentaient sans contrainte. Sans se soucier de rien. Aujourd’hui, le cri strident des sirènes camoufle celui des bruyants skateboards, et les terreurs de la guerre ont volé l’insouciance de bon nombre de ces jeunes gens. Pourtant, au milieu de cette ville qui porte les stigmates du conflit sanglant, les riders se réapproprient peu à peu les rues. Le skate est devenu un exutoire aux traumatismes et aux angoisses.
Sacha Burchak (tout à droite), Dima (au centre) Vova (à gauche) et leurs amis skateurs marchent dans les rues de Kiev, le 18 mai 2022. | Robin Tutenges
Victoire psychologique
Quand Sacha retrouve Aleksandr, Dima et Vova, la scène ressemble à la fin heureuse d’un film hollywoodien. Les garçons s’empoignent chaleureusement en riant, sous un abribus. Tous ont vécu des mois douloureux, mais seules leurs retrouvailles importent désormais. «On est devenu plus soudés avec cette foutue guerre», glisse Sacha, comme pour s’excuser de ce moment d’embrassades.
Le jeune homme n’a pas été épargné par le conflit. Dès les premières heures de l’invasion russe, il a vu les bombes pleuvoir depuis sa chambre étudiante au nord de la capitale, près d’Irpin. Après quelques jours calfeutré entre ses quatre murs, à sentir la mort se rapprocher lentement de lui, Sacha s’est finalement réfugié dans le centre de Kiev, chez son ami skateur Maksim Pavlenko –de la marque de skate locale PapaPower–, où il vit encore.
Le bruit des roues sur l’asphalte envahit la rue. La petite troupe se déplace lentement et, au fur et à mesure qu’elle progresse, d’autres skateurs viennent s’y greffer, comme une tache d’huile qui s’étend. À chaque fois, les mêmes sourires, les mêmes accolades affectueuses. «Avant la guerre, on était séparés en plusieurs groupes de potes», précise Sacha. «Aujourd’hui, on se sent tous plus proches, on a eu peur pour chacun d’entre nous, donc on profite de chaque minute de skate, et on les passe tous ensemble.»
Alexandr (au centre) et son ami Dima d’Odessa (à la caméra) skatent dans Kiev, le 19 mai 2022. La ville côtière d’Odessa a connu de nouveaux bombardements ces derniers jours. | Robin Tutenges
Les jambes sont rouillées, les chevilles grincent. Beaucoup n’étaient pas remontés sur une planche depuis le 24 février et les premiers bombardements. Leur longue journée se résumait alors à attendre dans les sous-sols, regarder les informations et relayer sur les réseaux des messages importants sur le conflit. «Quand tu passes ton temps à regarder les informations, à voir défiler les malheurs et les morts, tu deviens fou. Ce n’est pas normal de recevoir autant de malheur», soupire Sacha, casquette vissée sur la tête.
«Au début, sortir faire du skate, c’était un peu bizarre. J’avais le sentiment de faire quelque chose de mauvais.»
Depuis que les armées russes se sont retirées du nord de la capitale, qu’elles pilonnaient sans relâche, la vie prend un drôle de cours à Kiev. Les magasins rouvrent, les rues se remplissent doucement, tandis que les skateurs naviguent entre les checkpoints et les barricades, passant d’un spot –lieu urbain propice au skate– à un autre. «Au début, sortir faire du skate, c’était un peu bizarre», confie Nikita, 20 ans, originaire de Kramatorsk.
Assis sur sa planche au milieu de Poshtova square, le jeune homme, qui semble avoir ruminé sa pensée, reprend. «J’avais le sentiment de faire quelque chose de mauvais. On croisait les gens tristes dans la rue, des personnes pleuraient dans le métro. Mais d’un autre côté, je me suis senti tellement libre.» L’étudiant en psychologie a passé plusieurs nuits cloîtré dans les tréfonds de son université, avec les explosions pour seul fond sonore.
Après des heures de pérégrinations sous un soleil de printemps en cette fin de mois de mai, le groupe de skateurs, composé désormais d’une vingtaine de têtes de tout âge, s’arrête sur le large parvis de l’Opéra de Kiev. Un spot mythique de la ville. «Avant, il n’y avait pas ces sacs de sable là», précise Marian, en montrant le piédestal de ce que l’on devine être une statue protégée par quatre murs de bois. Un skateur se lance malgré tout dessus.
«Moi je n’ai pas pris mon skate aujourd’hui, je ne sais pas si j’en ai envie», ajoute le jeune Ukrainien, assis dans l’herbe, les yeux hagards. Il regarde ses amis balayer la place de leurs zigzags enragés, se frôlant à toute vitesse sur leur planche en rigolant. «On n’a pas encore de victoire physique dans cette guerre, car on perd de notre territoire. Mais c’est une victoire psychologique de skateur, c’est sûr. Ça montre que si on en a besoin, on peut le faire, on n’a pas peur. Demain, peut-être que je prendrai ma planche.»
Des skateurs se détendent devant l’Opéra de Kiev, dont Maksim Pavlenko (debout à gauche), Marian (assis à gauche) et Sokrat Maslov (avec la caméra), le 23 mai 2022. | Robin Tutenges
Surmonter les traumas
Sur leur skate, certains ont le pas plus lourd que d’autres. Le visage plus fermé aussi, comme s’ils venaient de grandir trop rapidement, après avoir traversé un étouffant tunnel pendant des semaines. L’euphorie de la journée –et de celles qui suivent– a toutes les peines du monde à cacher cette confusion de sentiments, entre joie retrouvée et traumatisme béant.
«La première semaine, je n’arrivais ni à dormir ni à manger», confie Alexandr, 27 ans. Les nuits sont encore agitées pour celui qui, plus jeune, avait l’habitude de visiter sa grand-mère en Russie. Si la weed aide parfois à calmer les angoisses, retourner pratiquer dans la rue apparaît comme le vrai remède. «Le skate c’est pour moi une méditation aujourd’hui. Ça m’aide énormément, même si quand je souris, je ne peux m’empêcher de penser à ceux qui sont au front, pour que l’on puisse continuer à vivre ainsi.» Sous un arbre, juste à côté, Sacha renchérit. «La guerre ronge de l’intérieur et transmet énormément de stress, il faut pouvoir l’évacuer. Quand je skate, mon cerveau se remet à zéro. Je ne pense plus à rien.»
Les angoisses. Quand ils font de courtes pauses, en sueur, allongés dans l’herbe et cigarette au bec, les skateurs installés devant l’opéra en parlent difficilement. «Avant j’avais les cheveux longs jusqu’aux épaules. Après deux semaines de guerre, je faisais que me gratter, donc j’ai tout rasé», se souvient Maksim Pavlenko, en passant sa main dans ses cheveux fins et encore rêches.
«Moi j’habitais à côté d’une école qui disposait d’une sirène alertant des raids aériens imminents», ajoute Tim, un skateur de 32 ans originaire de Zaporijjia, au sud-est du pays. «Pendant cinquante-cinq jours, l’alarme résonnait sans cesse, à en devenir fou. À la fin, j’entendais la sirène dans ma tête, même quand elle ne retentissait pas.» Comme le jeune homme trapu et au regard alerte, beaucoup de skateurs ont fui leur ville, Kharkiv, Kramatorsk ou encore Bakhmout, pour se réfugier dans la capitale. Avec la communauté de skateurs de Kiev, ils trouvent une seconde famille.
Sacha Burchak (à gauche) et Kostia Okrugin (à droite) devant l’Opéra de Kiev, le 23 mai 2022. | Robin Tutenges
Une famille, Kostia Okrugin en avait une soudée et heureuse. «On vivait tous dans une maison que mes parents, qui viennent d’un milieu modeste, ont mis près de cinquante ans à bâtir.» Située au nord de Kiev, près de Boutcha, ville tristement célèbre pour les massacres qui y ont été commis par les Russes, la maison familiale n’a pas résisté aux bombardements.
«J’ai la haine», lâche d’une voix calme le jeune Ukrainien de 23 ans qui, avec son regard distant, en paraît vingt de plus. Aujourd’hui, la famille de Kostia est éparpillée entre l’Ukraine et l’étranger. Lui est resté à Kiev pour «reconstruire cette maison, reprendre la vie d’avant».
Autour de lui, les autres skateurs peinent à se projeter dans l’avenir brumeux de la guerre. «On veut créer!», lance un peu plus loin Sokrat Maslow, caméra d’un autre âge en main. À quelques mètres, Dima d’Odessa filme lui aussi la moindre figure de ses amis. «On a envie de profiter de la vie, de skater, de faire des vidéos, de montrer ce que l’on sait faire», ajoute Alexandr. «Parce qu’on ne sait jamais quand une roquette passera au-dessus de notre maison.»
Une communauté mobilisée
Mitya, lui, n’a pas pu échapper aux horreurs de la guerre. Assis sur un canapé-lit entre des blocs de parpaing posés à la hâte –qui font office de checkpoint à l’entrée de Kiev–, le jeune Ukrainien fait défiler ses vidéos sur portable. «Regarde, ça c’est les Russes qui nous tirent dessus», glisse-t-il. Chaussures de skate aux pieds, fusil entre les jambes, Mitya, 22 ans, s’est engagé dès le premier jour du conflit dans la défense civile à Boutcha, sa ville.
Même si les Russes sont partis des abords de la capitale, Mitya est toujours de garde dans un check-point à Boutcha, comme ici, le 17 mai 2022. | Robin Tutenges
«La seule chose que je connaissais de l’armée, c’était quand je jouais petit au soldat», souffle le jeune skateur. Mitya a dû grandir vite. Apprendre vite. À faire des cocktails Molotov d’abord, puis à partir en éclaireur au plus près de l’ennemi, dans les ruelles d’une Boutcha perdue, maison par maison. Des ruelles qu’il retrouvera quelques semaines plus tard, jonchées de cadavres, au moment de la libération de la ville. «Heureusement, j’ai eu le temps de mettre ma famille à l’abri, pour qu’ils ne voient pas tout ça.» Lui a vu les corps, et les a enterrés.
«La seule chose que je connaissais de l’armée, c’était quand je jouais petit au soldat.»
Comme nombre de ces riders qui subissent cette guerre au plus près, Mitya s’est réfugié corps et âme dans le skate. Sur son bras, son tatouage «Skate Or Die» («skate ou meurs») résume assez bien le personnage. À la moindre pause, au moindre temps libre, il laisse son arme, empoigne son skateboard qui croupit dans le coffre de sa voiture, et part dévaler les rues de sa ville, encore maculées de sang.
Mitya est loin d’être le seul de la communauté à s’être mobilisé pour l’effort de guerre. Tous aident. En relayant des informations sur le conflit via les réseaux sociaux, ou en collectant de l’argent pour l’armée. «On le fait, mais on ne s’en vante pas, c’est normal», explique Maksim Pavlenko, qui, dans son salon de Kiev, tient le skateshop de sa marque Papapower. Depuis le début du conflit, il reverse une partie de ses ventes à l’armée. Il fut le premier surpris de voir ses commandes exploser.
À Boutcha, les traces de la guerre, le sang et les impacts de balles sont toujours visibles, comme ici, le 17 mai 2022. | Robin Tutenges
Un phare dans le néant
Loin de Kiev, loin de ce semblant de normalité qui envahit les rues de la capitale et des régions de l’ouest, aider à la guerre d’une façon ou d’une autre est rarement une option. C’est une nécessité qui s’impose d’elle-même pour maintenir les fils d’une vie qui s’écroule, et qui peut s’écrouler encore davantage.
Ce matin de fin mai, Maksym (un autre que celui de Kiev) arrive chez lui, les cernes creusés jusqu’aux oreilles. Pendant la nuit, une frappe russe a fait une dizaine de morts non loin de son appartement, dans sa ville de Dnipro, située à seulement quelques kilomètres du front est. Pas le temps de cogiter: celui qui est considéré comme le premier skateur de la ville veut se remettre rapidement au travail. Depuis sa petite chambre sombre ne dépassant pas la poignée de mètres carrés, il a créé un véritable atelier de guerre, où il fabrique des équipements pour les soldats ukrainiens au front.
«À la base, ce sont des sacoches pour les cyclistes», sourit le skateur de 34 ans, en montrant une sorte de banane d’où dépasse un chargeur rempli de munitions. Juste à côté, une grenade. «Je l’utilise pour tester son poids dans les sacoches, voir si ça tient. En tout, j’ai dû en fabriquer 1.000 comme ça depuis le début de la guerre.»
Dans cet atelier, Maksym fabrique des sacoches pour l’armée et pour sa marque de cyclisme, KZRZ, le 27 mai 2022. | Robin Tutenges
Une fois l’atelier fermé, Maksym attrape sa planche. «Depuis ma blessure, je ne fais plus du skateboard comme avant», prévient-il en se dirigeant vers le skatepark de la ville. En 2014, il se blesse gravement au ménisque, ce qui le pousse à trouver une autre activité. Il s’achète une machine à coudre, et l’idée de faire des sacoches émerge. La même année, la guerre au Donbass éclate: ses premières sacoches partiront dans les tranchées de l’est.
«Par moments, sur notre skate, il nous arrive même d’oublier cette guerre.»
En se remémorant avec nostalgie les prémices du skateboard dans la ville, Maksym rejoint Daniel, Ilya, et Eric, trois jeunes skateurs flirtant avec la vingtaine d’années. Arrivés au skatepark, les quatre Ukrainiens déchantent: ici, près des combats, la communauté de skateurs s’est disloquée avec la guerre, et le lieu n’est squatté que par quelques enfants à trottinette, sous les regards vigilants de leurs parents.
«Beaucoup de skateurs sont partis se battre ou se sont réfugiés à l’ouest à cause du danger. On se sent un peu seuls», regrette l’un d’eux. À seulement quatre-vingts kilomètres plus au sud, la ville de Zaporijjia, avec sa centrale nucléaire bombardée, menace de faire basculer cette guerre dans une autre dimension d’horreur.
Daniel (à gauche) et Eric (à droite), passent devant un bâtiment détruit au mois de mars dans la ville de Dnipro, le 27 mai 2022. | Robin Tutenges
«Nous, on a décidé de rester», s’exclame Ilya. Son tatouage rouge écarlate «Red Stone», du nom du quartier de Dnipro où il vit, dépasse de son t-shirt. «J’ai même progressé comme jamais en skate, je n’ai plus peur de rien.»
À côté, Eric, son meilleur ami, reprend, comme pour temporiser: «Par moments, sur notre skate, c’est vrai qu’il nous arrive même d’oublier cette guerre.» Tout en parlant, le jeune homme tapote sa planche du pied, comme pour la remercier. Dans l’épais brouillard de la guerre, faire du skate est devenu, de Kiev à Dnipro, une boussole. Un repère psychologique, qui protège des fracas du conflit. Un phare dans un monde qui se déchire, dans ce qu’il a de plus barbare, bestial et inhumain.
Lien source : «Le skate m'aide à surmonter cette guerre», reportage avec les skateurs en Ukraine