L’invasion du palais Planalto, le Brésil sous son jour le plus obscur

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Bis repetita? Deux ans et deux jours après l’irruption d’émeutiers trumpistes au Capitole, les bâtiments de la présidence brésilienne ont été envahis par des soutiens de Jair Bolsonaro. Deux farces et tellement de discrédit.

Des partisans de Bolsonaro tentant de pénétrer dans le palais de Planalto sont ralentis par les gaz lacrymogènes envoyés par les autorités, le 8 janvier 2023 à Brasilia. | Sergio Lima / AFP
Des partisans de Bolsonaro tentant de pénétrer dans le palais de Planalto sont ralentis par les gaz lacrymogènes envoyés par les autorités, le 8 janvier 2023 à Brasilia. | Sergio Lima / AFP

«L’objectif du Parlement et de l’exécutif est de produire de la joie», avait déclaré Jair Bolsonaro lors de la cérémonie célébrant ses 100 jours à la tête du Brésil. Ses partisans n’ont pas attendu le centième jour du troisième mandat de Lula pour créer la consternation en saccageant le Congrès, le palais présidentiel et la Cour suprême. Une semaine a suffi pour que les images de l’investiture du nouveau président, retransmises par les télévisions du monde entier, cèdent la place à des scènes d’insurrection et de pillage sur la place des Trois Pouvoirs à Brasilia.

Elle avait pourtant bien commencé, cette transition entre un Bolsonaro qui avait préféré s’éclipser à Orlando aux États-Unis et un Lula réélu après être passé par la case prison, fantôme politique qu’on avait un peu trop vite enterré. Passage de témoin entre un absent et un revenant, éclipse entre la disparition de l’un et la réapparition de l’autre. Faute de la recevoir des mains de Bolsonaro, l’écharpe présidentielle avait été remise à Lula par Aline Souza, une employée noire de 33 ans, «au nom du peuple brésilien».

Le nouveau chef de l’État avait monté la rampe du palais de Planalto, avec à son bras le chef indigène Raoni Metuktire, incarnation de la lutte pour l’Amazonie. L’accompagnaient également huit représentants du peuple brésilien, comme autant de symboles de sa diversité. Tout autour, au sein d’une foule métissée, se pressaient hommes, femmes et enfants, de tous les âges, de toutes les conditions et de toutes les minorités ethniques et sexuelles. Une révolution au palais présidentiel, qui n’avait vu défiler sous le règne de Bolsonaro qu’un aréopage de mâles blancs imbus de préjugés à l’encontre des communautés noires et indigènes.

Et voilà que déferlaient sur les écrans plusieurs milliers de militants bolsonaristes surexcités, tenue jaune et verte de supporters de foot, acheminés par autocar, progressant en cortèges encadrés par des policiers et se déversant sur la place des Trois Pouvoirs avant d’envahir les bâtiments officiels, brisant les vitres et détruisant tout sur leur passage. L’hémicycle du congrès servit d’exutoire à la colère de la foule hérissée de drapeaux du Brésil, qui chantait à tue-tête l’hymne national et se livrait à des exactions puériles, glissant sur les toboggans des tribunes et allant jusqu’à déféquer sur les bureaux des députés.

Deux farces

Tout au long de la soirée du 8 janvier, les chaînes d’info en continu qui retransmettaient en boucle ces images diffusées par les réseaux sociaux se faisaient l’écho des mêmes questions. Était-ce un putsch? Une explosion de rage? Une tentative de coup d’État? Qu’allait faire l’armée? Les émeutiers avaient-ils prémédité leur coup? En attendant, les quelques effectifs de police présents sur les lieux restaient les bras croisés ou prenaient des selfies aux côtés des manifestants, alimentant les pires scénarios de complicité au sein même de l’appareil d’État.

En écho à la phrase tant de fois citée de Marx, on vit dans ces émeutes une répétition de l’invasion du Capitole survenue deux ans et deux jours plus tôt, à cette différence près que la première fois avait les traits d’une farce et la seconde ceux d’une farce aussi. Car la farce est la forme esthétique du discrédit; elle promeut l’inversion du haut et du bas, du bien et du mal, du sérieux et du grossier, du noble et du vulgaire.

Ils surfent sur le discrédit des populations à l’égard du politique, instiguent le mécontentement, le sentiment d’être volé.

Dans le Brasilia de janvier 2023 comme dans le Washington de janvier 2021, on s’attendait depuis des mois à ce que des troubles surviennent au lendemain des élections –et peut-être même des émeutes. Il n’avait pas manqué de Cassandre de gauche pour alerter sur les dangers d’un chaos post-électoral voire d’un coup d’État fomenté par les supporters de Bolsonaro, ce dernier n’ayant pas reconnu sa défaite. Mais les évènements avaient pris un autre cours que celui des coups d’État militaires traditionnels –un cours trumpiste si l’on peut dire. Car le diable ne s’habille pas toujours de la même façon. Il faut apprendre à le reconnaître sous ses nouveaux habits.

Les émeutes de la place des Trois Pouvoirs ont ceci de commun avec celles du Capitole qu’elles visaient moins à prendre le pouvoir –comme dans les coups d’État militaires classiques– qu’à le discréditer. Même foule en colère. Même mode opératoire. Même violence contre la représentation démocratique. Le ministre de la Justice Flavio Dino le reconnut le lendemain en affirmant que son pays avait vécu «un Capitole brésilien». La facilité avec laquelle les manifestants ont pu pénétrer au cœur des institutions avait valeur d’exemple. Elle montrait la fragilité du pouvoir, comme si ce dernier avait perdu ses mécanismes de défense immunitaire.

À Brasilia les bâtiments étaient déserts, dimanche oblige; les émeutiers ont mis en scène ce vide du pouvoir. Ils visaient un autre pouvoir, celui de l’image, moins un putsch qu’un krach symbolique au cours duquel les valeurs démocratiques ont été subitement dévaluées et ridiculisées. Aux lendemains des émeutes, le correspondant du Monde décrivait cette image saisissante: à l’entrée du Planalto, les portraits des trente-neuf présidents du Brésil ont été déchirés et brisés au sol – à l’exception d’un seul, celui de Jair Bolsonaro.

Éclipse et contrepoint

«Vous avez tous vu ce que j’ai vu, avait déclaré Joe Biden au lendemain des émeutes du 6 janvier 2021, les scènes de chaos au Capitole ne reflètent pas la véritable Amérique, ne représentent pas qui nous sommes.» Ces images portaient atteinte non seulement aux institutions démocratiques, mais elles profanaient aussi un certain ordre symbolique, l’image que les démocraties ont d’elles-mêmes.

Elles en profanaient les rites et les habitus dans une scène de carnaval endiablé, burlesque, mené par des clowns aux déguisements d’animaux. Et l’impact de ces images était tout aussi destructeur qu’un coup d’État militaire. Elles jetaient le discrédit sur les institutions et les procédures qui président à la transition démocratique et légitiment les élections, les processus de vérification et de recomptage, la certification du candidat élu.

Les images en témoigneront longtemps, éclipsant celles officielles de l’investiture de Joe Biden ou de Lula da Silva.

Les organisateurs des émeutes du Capitole s’appuient sur le peuple du soupçon. Ils surfent sur le discrédit des populations à l’égard de la parole et du personnel politique. Ils instiguent le mécontentement, le sentiment d’être volé. «Stop the steal» est le slogan des émeutiers trumpistes, «Nous voulons le code source» l’exigence affichée des pro-Bolsonaro. Corruption est leur cri de guerre.

Les images en témoigneront longtemps, éclipsant celles officielles de l’investiture de Joe Biden ou de Lula da Silva, ou leur servant de contrepoint, côte à côte comme crédit et discrédit. Elles ne reflétaient peut-être pas la «véritable Amérique» ou le «vrai Brésil», mais elles en sont la face obscure soudain révélée au grand jour.

Le jour de la prise de fonction de Bolsonaro en 2016, Filipe Martins, un de ses proches, avait tweeté: «Le nouvel ordre est là. Tout est à nous. Deus vult.» «Deus vult» («Dieu le veut»), c’est la formule latine de la première croisade. Lors du deuxième tour de l’élection présidentielle, il avait été plus explicite: «La nouvelle croisade est décrétée.»

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