«Natural Light», «L’Envol», «La Ligne», «L’Immensità»: corne d’abondance européenne

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Hongroise, italienne, suisse ou française, de multiples propositions de fiction aux tonalités variées illuminent les grands écrans.

Juliette (Juliette Jouan) dans L'Envol de Pietro Marcello. | Le Pacte
Juliette (Juliette Jouan) dans L’Envol de Pietro Marcello. | Le Pacte

Si cette semaine, à nouveau absurdement pléthorique en nouveaux films, est d’abord celle de deux documentaires exceptionnels, De humani corporis fabriqua et Rewind and Play, on y trouve aussi un bon nombre de titres qui méritent de retenir l’attention.

Ainsi de quatre films européens, signés du Hongrois Dénes Nagy, de l’Italien tournant cette fois en France Pietro Marcello, de la Suisse Ursula Meier et de l’Italien Emanuele Crialese. Quatre récits de fiction où figurent côte à côte premier film, retour en forme de cinéastes attendus et découverte imprévue d’une liberté de ton chez qui n’y avait pas habitué.

Cette diversité féconde vaut pour les réalisateurs et réalisatrices, mais aussi pour les acteurs et actrices, avec également un alliage de valeurs sûres et de révélations du meilleur aloi. Elle vaut surtout pour l’éventail très ouvert des thèmes et des tonalités, en se situant dans des périodes différentes (les années 1920, les années 1940, les années 1970, aujourd’hui) chaque fois évoquées selon une approche particulière.

Chaque film existe par lui-même, bien entendu, mais cette profusion est aussi riche de sens, et de promesses.

«Natural Light»

Le chef de groupe Semetka (Ferenc Szabó) plongé malgré lui dans une guerre meurtrière et infâme. | Nour Film

Il y a un cadre historique: après l’occupation de l’Ukraine par la Wehrmacht en 1941, des régiments hongrois sont chargés par les Allemands d’y maintenir l’ordre face à la Résistance. Il y a un cadre matériel: des chemins boueux, le froid glacial, du matériel médiocre, des villages misérables. Et il y a un regard, celui d’un sous-officier malgré lui, méprisé de ses supérieurs et essayant de ne pas se laisser broyer par une situation qui ne fait place que pour les victimes et les salauds.

Pour son premier film de fiction, le jeune réalisateur Dénes Nagy invente plan après plan des manières de rendre présentes dans une singularité vibrante des situations vues cent fois au cinéma, renvoyant à des enjeux que la littérature, les ouvrages historiques et la philosophie ont décrits et interrogés si souvent –dans ce contexte spécifique, celui de la Deuxième Guerre mondiale, et bien d’autres.

C’est la très belle découverte de cette succession de séquences, souvent à partir de prémisses dramatiques très repérables, et qui chaque fois trouvent la part de singularité de la situation évoquée, grâce à sa considération pour les humains, y compris les plus brutaux, les plus horribles, mais aussi pour les objets, pour les bêtes, pour les arbres et la terre elle-même.

Natural Light raconte une histoire, celle du chef de groupe Semetka et des événements atroces ou triviaux auxquels il est mêlé, et de sa possibilité (ou pas) d’y trouver une place d’être humain. Mais tout autant que le déroulement des événements, et des conflits intérieurs qu’ils suscitent chez le personnage, la puissance impressionnante du film tient à la manière de filmer des gestes, des visages, des peaux, des matières.

Pas à pas, le film devient ainsi le déploiement d’une tragédie à la fois collective –y compris avec les échos qu’il se trouve avoir avec l’actualité d’une Ukraine à nouveau sauvagement meurtrie– et individuelle, et la promesse d’une qualité de mise en scène qui pourra trouver, y compris dans de tout autres contextes ou d’autres registres, de multiples possibilités de se déployer.

Natural Light se révèle ainsi à la fois accomplissement sombre et puissant, et lumineuse perspective.

L’Envol

Moment de joie chez les habitants de la ferme d’Adeline (Noémie Lvovsky, au centre) qui abrite les exclus, dont Raphaël (Raphaël Thiery) et sa fille Juliette. | Le Pacte

On retrouve le cinéaste de La Bocca del Lupo et de Martin Eden où on ne l’attendait pas, dans la campagne normande de l’après Première Guerre mondiale. On le retrouve pourtant fidèle à lui-même, par cette façon singulière d’associer des images d’archives à la fiction, par l’attention aux «vies minuscules» dont il sait conter les dimensions épiques, par la capacité à instiller le fantastique dans le réalisme.

Revenu du front en mauvais état, l’ouvrier Raphaël retrouve sa fille Juliette encore bébé, hébergée dans une ferme tenue par celle que les villageois considèrent comme une sorcière. L’envol, ce sera celui de Juliette aux divers moments de l’enfance, de l’adolescence et du début de l’âge adulte.

Sur les ailes d’un conte comme une promesse qu’une autre vie est possible, sur les courants ascendants de l’affection de quelques personnes mémorables, propulsée par un amour pour un bel aviateur qui contrairement à ce qu’il croit vaut moins qu’elle, mais surtout grâce à son talent et à son énergie, la petite fille devenue peu à peu jeune femme suit ce parcours ascendant, et le film avec elle.

Toute la réussite de L’Envol tient à sa manière de croire à l’importance vitale de chaque moment, tout en se remettant fermement aux puissances du romanesque pour nous entraîner au fil de cette traversée d’un monde dur et d’une époque brutale.

Grâce aussi à ses interprètes, à commencer par la révélation de Juliette Jouan (Juliette adulte), et aussi de Raphaël Thiery, d’une impressionnante finesse, le film de Pietro Marcello s’invente un chemin singulier, celui d’une féérie très physique et très incarnée.

La Ligne

Haute tension entre la mère (Valeria Bruni Tedeschi) et la fille aînée (Stéphanie Blanchoud). | Diaphana Distribution

Le troisième long métrage de fiction d’Ursula Meier s’ouvre sur une scène très impressionnante, qui irradie ensuite dans tout le film. Filmées au ralenti, deux femmes s’affrontent dans un salon, dans un déchaînement de violence autour d’un piano que viendra finalement heurter la tête de l’une d’elle, celle qu’interprète Valeria Bruni Tedeschi.

On ne sait alors ni qui elles sont ni pourquoi elles se battent, et cette incertitude continuera d’innerver La Ligne dès lors que les informations sur les personnages et leurs relations auront été livrées: celle qui s’est blessée, Christina, est la mère de celle qui l’a agressée, Margaret, laquelle est coutumière d’accès de violence incontrôlés. Un juge la condamnera à rester à l’écart du domicile familial, à plus de 100 mètres, pour éviter la récidive.

Tandis que Christina, elle-même instable et fantasque, souffre de séquelles du choc initial, Margaret, qui est aussi musicienne, tente de négocier un retour au foyer avec ses deux autres sœurs, celle qui veut mener une vie ordinaire avec mari et enfants bientôt à naître, et la plus petite, habitée d’un mysticisme enfantin, donc très sérieux, qui l’aide à faire face à ses conditions de vie perturbées.

C’est elle, Marion, qui trace à la peinture, à même le paysage, la ligne qui délimite les 100 mètres de l’interdit judiciaire, celle qui donne son sens le plus immédiat au titre. Puisque les lignes, celles qu’on suit, celles qu’on franchit, celles qui demeurent des limites, sont bien la figure, presque comique dans son aspect graphique littéral mais dramatique dans toutes les métaphores qu’elle mobilise, autour de laquelle est construit le film.

Il est très difficile de montrer à l’écran de manière crédible, sans caricature, des personnes déviantes. Il y a trente ans, la jeune Valeria Bruni Tedeschi accomplissait semblable exploit dans Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa, face à elle –et aussi grâce à la cinéaste– c’est aujourd’hui Stéphanie Blanchoud qui réussit cette proposition à la fois intense et troublante, dérangeante et attachante.

Le déroulement de l’intrigue offrira des éléments d’explication au comportement des unes et des autres, mais la violence muette de la scène d’ouverture, comme l’abstraction réaliste de cette ligne bleue peinte à même le bitume, les herbes et les cailloux autour de la maison, travaillent de façon plus mystérieuse, et plus émouvante, les tribulations de cette famille, et la possibilité de ses membres d’en faire partie tout en ayant chacune son rapport au vaste monde.

Et on sait gré à Ursula Meier, affrontant des zones obscures de l’esprit et du comportement humains, de savoir être à la fois si directe dans ce qu’elle montre et capable de ne pas vouloir tout expliquer.

L’immensità

Adri (Luana Giuliani) et sa mère (Penélope Cruz) au pied de bien des obstacles à gravir pour que leur vie ressemble à leurs désirs. | Pathé

Que s’est-il passé? Les quatre premiers films d’Emanuele Crialese, réalisateur italien à succès, avaient en commun leur caractère illustratif, mobilisant les ressources dûment répertoriées du sentimentalisme pour énoncer des discours bien-pensants sur l’état du monde. Il en va a priori de même avec L’Immensità, centré sur une famille bourgeoise où la fille aînée remet en cause son sexe de naissance.

Et voilà que ce thème du trouble dans le genre s’en vient perturber aussi la mécanique cinématographique, le jeu prévisible de la définition des personnages, de la circulation des dialogues, de l’enchaînement des situations.

Peut-être le fait d’avoir situé dans les années 1970 cet enjeu devenu aujourd’hui si prégnant contribue-t-il à l’instabilité bienvenue de la réalisation. Surtout, cela se révèle par petits déplacements, ou par embardées brusques comme l’irruption d’une scène de ballet domestique, bien plus que par l’affirmation du «sujet».

Une des ressources majeures tient à la manière de jouer, où la jeune actrice principale, Luana Giuliani, tout comme la grande vedette internationale qui interprète sa mère, Penélope Cruz, trouvent mille façons de ne pas se laisser enfermer dans une fonction.

Clara, cette épouse d’un bourgeois romain maltraitée par son macho moderniste de mari, est en porte-à-faux avec son existence, et avoir fait venir une comédienne d’un autre pays s’avère très bien vu. Tout comme fonctionnent de manière joyeusement perturbante les formes et les couleurs issues de l’atroce design italien-chic de cette période (costumes, mobilier, décoration d’intérieur) et plus encore peut-être les interventions délirantes et réalistes de ce qu’a été la télévision de la péninsule à l’époque.

La vie des personnes dont L’immensità conte l’histoire n’est pas heureuse; pourtant le film est porté par une sorte d’énergie joyeuse, dont la source est à l’évidence dans le trouble de la question trans, mais d’autant mieux qu’elle contamine le récit et les comportements, pour devenir un agent de perturbation qui ouvre des respirations aussi dans la réalisation.

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