«Proud Mary», la libération par Tina Turner

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En une reprise explosive, la chanteuse a montré au monde qu’elle était une rock star incontestable, sur un morceau qui allait devenir le symbole de sa résilience.

Ike et Tina Turner reprennent le titre «Proud Mary» de Creedence Clearwater Revival en janvier 1970. | Capture d'écran The Ed Sullivan Show via YouTube
Ike et Tina Turner reprennent le titre «Proud Mary» de Creedence Clearwater Revival en janvier 1970. | Capture d’écran The Ed Sullivan Show via YouTube

Tina Turner a accompli beaucoup de choses dans sa carrière, peut-être une des plus importantes est d’avoir oublié les paroles. C’est grâce à ça que la chanteuse, décédée mercredi à l’âge de 83 ans, nous a offert une introduction de chanson ô combien simple, mais ô combien efficace.

Nous sommes en 1970, et la chanteuse suggère à son époux Ike qu’ils reprennent le morceau «Proud Mary». «Un jour qu’on jouait à Oakland, il a plaqué les premiers accords sur sa guitare, racontait-elle en 2019 dans son autobiographie. J’ai reconnu la chanson, mais je n’étais pas préparée. Comme je n’étais pas sûre de me rappeler les paroles, je me suis mise à parler en attendant. “De temps en temps, je crois que vous voudriez nous entendre jouer un truc sympa et facile.” J’improvisais. Je me servais beaucoup de l’expression “de temps en temps”. J’ai ajouté: “Mais y a un souci. Vous voyez, on ne fait pas dans le sympa ou dans le facile. On fait plutôt dans le genre sympa… et dur.” Et c’est vrai que notre jeu avait quelque chose de dur. Ike grattait toujours les accords. Alors les paroles me sont revenues, et j’ai commencé la chanson, lentement. “And we’re rolling, rolling, rolling on the river.” Ça a été la folie. J’étais toute fière de mon discours improvisé.»

Ce lancement ne va plus quitter le morceau, tout en prévenant l’auditoire de ce qui l’attend: un bon moment, oui, mais aussi un moment explosif. Du genre à définir une carrière.

Reprendre «Proud Mary» à l’époque n’est pas mince affaire: la chanson de Creedence Clearwater Revival est un blues rock plus qu’abordable mais on parle d’un classique quasi instantané, numéro 2 des ventes en mars 1969, et repris par une quarantaine d’artistes avant Ike et Tina Turner.

La fière Marie prend une couleur soul

Le succès de «Proud Mary», c’est sa simplicité dans le texte comme la musique: John Fogerty l’aurait écrit au début de l’été 1968 après avoir reçu une large enveloppe à son appartement de San Francisco. L’armée lui annonce qu’il est renvoyé à la vie civile, finies les contraintes du réserviste. Tout content, il grimpe prendre sa gratte et commence à jouer.

Il avait déjà en tête l’idée d’une femme qui bosse comme domestique chez une famille riche, gère un peu les vies de tout le monde et rentre chez elle. La fière Marie. Mais la musique qu’il a trouvé (en s’inspirant de la Symphonie n° 5 de Beethoven) lui fait penser à un bateau. Il se rappelle alors d’un film avec une course de bateaux, qu’il imagine notamment «roulant sur la rivière». L’histoire de «Proud Mary» sera finalement celle d’un type qui a laissé un job pourri sans regret pour aller faire du bateau sur le Mississippi, où les gens du coin sont sacrément sympas. Et c’est tout. Fogerty avait envie d’un message simple et optimiste après un joli soulagement.

Et là, en s’appuyant sur une version très gospel de The Checkmates, les Turner ont «plus ou moins atterri sur la version noire du morceau, comme Tina le résumera plus tard à Rolling Stone. On n’avait pas prévu d’enregistrer un son d’Aretha Franklin. C’est juste qu’on l’a fait pour la scène: on apporte un peu de nous, et un peu de ce que les gens entendent à la radio tous les jours.»

«Proud Mary» prend une vraie couleur soul, avec la voix électrique et marquée de Madame, la basse en chœur de Monsieur, les emphases sur les paroles. Il y a de l’émotion palpable, et au bout de deux minutes, tout se ralentit. Puis vient le plat de résistance, la même recette mais en version plus funk rock, plus rapide, plus incisive, plus libératoire. «Quand Ike a commencé à jouer la partie rapide, je me suis mise à danser –c’est dans mes gènes. Je faisais tout et n’importe quoi pour donner au public quelque chose à regarder. Après le concert, une des Ikettes a dit “Rolling on the river? Qu’est-ce qui se passe quand on roule sur de l’eau?” Et on a chorégraphié nos pas en accord avec les paroles de la chanson.»

Révélation et émancipation

Après plus d’une décennie à se faire un nom aux États-Unis, et surtout à l’étranger, Ike et Tina Turner tiennent leur tube. Leur passage au célèbre «Ed Sullivan Show» en janvier 1970 montre au grand public américain toute la puissance, l’énergie brute, à la fois vocale et dansante de Tina.

Chaque prestation live apparaît comme une évidence. «Proud Mary» va atteindre le top 4 du classement des singles pop, et recevra le Grammy de la Meilleure performance vocale par un groupe de rhythm and blues. Comme l’a résumé The Atlantic, «il n’est pas étonnant que cette chanson ait envahi les ondes au début des années 70. Elle a toute la furie de James Brown, toute la détermination de Janis Joplin, toute l’assurance des Rolling Stones. Mais au bout du compte, c’est l’euphorie pleine de soul de Turner qui fait sa réussite.»

John Fogerty lui-même sera épaté par cette adaptation, qui met enfin en valeur Tina Turner. Il confiera plus tard au magazine Spinner: «Elle a enfin eu son dû, mais pendant un moment, on ne la remarquait pas. C’était une très bonne version, elle était différente. C’était la clé. Au lieu d’avoir la même chose, on avait quelque chose de vraiment palpitant.»

Elle vient aussi de casser une barrière: une femme noire peut être une rock star, chanter, danser, s’affirmer et se faire accepter du public pour ça.

«Je n’oublierai jamais la première fois où je t’ai vue sur scène, je n’ai jamais vu de ma vie une femme si puissante, si courageuse, si fabuleuse, et ces jambes…»

Beyoncé à Tina Turner

Mais ce succès va surtout rendre sa vie encore plus compliquée. Elle subissait déjà depuis des années toute la violence de son mari, physique et psychologique, et l’argent et la gloire ne vont qu’amplifier les choses. Elle supportera cette situation pendant cinq ans, jusqu’à fuir Ike après une énième dispute sanglante, un soir, en laissant tout derrière elle.

Elle qui avait déjà voulu mettre fin à ses jours en 1968 a une nouvelle fois survécu, et doit repartir de zéro. Sa carrière solo va mettre des années à démarrer, ses premiers albums ne se vendent pas. Il lui faudra changer de label, trouver un succès local au Royaume-Uni pour enfin atteindre un succès personnel au milieu des années 1980. Mais en la voyant atteindre des sommets avec des morceaux comme «What’s Love Got to Do with It», «We Don’t Need Another Hero» et «The Best», on constate que la fougue et le charisme n’étaient jamais partis. Elle était «la reine du rock’n’roll».

«Proud Mary» ne quittera jamais son répertoire; au contraire, c’est le symbole de sa personnalité. Celui qu’elle interprétera avec toujours autant de joie électrique à 50, 60 ou 70 ans. Dans une interview de 2020, elle décrivait sa chanson par un simple mot: «liberté».

En 2005, Tina Turner reçoit les honneurs du Kennedy Center, une distinction de l’État américain pour l’ensemble de sa carrière. Lors de la cérémonie, alors que Tina est au balcon entre Robert Redford et le couple présidentiel Bush, Beyoncé a pour mission de reprendre «Proud Mary». Sauf que de l’introduction parlée, la jeune star de 24 ans en fait une déclaration: «Je n’oublierai jamais la première fois où je t’ai vue sur scène, je n’ai jamais vu de ma vie une femme si puissante, si courageuse, si fabuleuse, et ces jambes…»

Et devant un public debout, Beyoncé reprend le chant et la chorégraphie de Tina, qui ne peut que contempler avec un grand sourire aux lèvres. À ce moment, la filiation devient évidente entre les deux.

Et pas qu’avec elle. Plusieurs générations de femmes, noires, artistes ou non, ont été profondément marquées. «Il n’y a pas de rock’n’roll sans Tina Turner», a clamé la chanteuse Lizzo, en concert à Phoenix ce jeudi 25 mai, avant d’interpréter «Proud Mary».

Quand on y pense, c’est assez incroyable à quel point cette chanson correspondait à Tina Turner. Elle n’a pas juste «quitté son bon boulot en ville», elle qui «bossait pour un homme jour et nuit», n’a pas «perdu la moindre minute de sommeil pour ce qui aurait pu se passer». Si elle était la Proud Mary, sa flamme continuait de brûler, elle avait pris le contrôle du bateau. Pourquoi marcher sur l’eau quand on peut carrément rouler dessus?

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