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[Épisode 6] Le procès révèle la relation toxique du couple Lucan. Autant d’indices à partir desquels Agatha Christie tente de résoudre l’énigme du «Dupont de Ligonnès anglais».
Lisez d’abord les épisodes précédents.
«Faites vos jeux, rien ne va plus.» L’expression serait issue du XVIIe siècle: au cours d’une partie de roulette, quand le croupier s’apprête à lancer la bille, il interdit ainsi aux joueurs de déplacer leurs jetons. Il leur est impossible de revenir sur leur choix. Où que se trouve Lord Lucan lorsque s’ouvre son procès par contumace en juin 1975, sept mois après le meurtre de Sandra Rivett, le sentiment doit lui être familier: les jeux sont faits. Il ne peut qu’attendre l’annonce de la sentence.
Les Britanniques se passionnent pour les coulisses de ce que la presse a surnommé le «Upstairs, Downstairs murder», en référence à la série qui a préfiguré Downton Abbey. Les visages des personnages secondaires de la saga apparaissent dans les journaux. Leur suite de témoignages vient nuancer l’image manichéenne que la presse a construite et nourrie (celle d’une Veronica manipulée par son monstre de mari).
Pourquoi Lucan aurait-il voulu assassiner sa femme, plutôt que demander le divorce? «Dans le meurtre à l’anglaise, le motif est toujours au cœur de l’affaire», écrit Laura Thompson. «C’est l’argent, ou la passion, ou bien la peur: c’est l’ordinaire devenu extrême.» Et c’est précisément, poursuit sa biographe, ce qui intéresse Agatha Christie.
La romancière, qui ne perdait pas une miette du procès, savait aussi que la réalité était plus insaisissable que la fiction. Elle pouvait se montrer obsédée par des faits divers non résolus, comme celui du meurtre de Rivett et de la disparition de Lucan. Thompson assure que l’autrice était «fascinée à en être tourmentée» par le cas Lucan; elle en parlera jusqu’à ses derniers jours, alors même qu’elle est devenue «presque sénile».
Christie était d’avis que les gens ne sont pas qu’une somme d’émotions, mais l’interaction entre leurs tumultes intérieurs et le visage qu’ils offrent aux autres. «Elle savait parfaitement bien qu’il ne pouvait être aussi facile dans la vraie vie [que dans ses romans] de comprendre ce qui s’était réellement passé. La fumée s’épaissit autour des faits, jusqu’à qu’il devienne impossible de les voir briller dans cette noirceur.»
Lasse d’être victimisée, Veronica était-elle prête à en découdre? | Capture d’écran Arkaevscommonsense via YouTube
Discours d’Hitler
Dans le cas du couple Lucan, l’épaisse fumée semble ne jamais vouloir se dissiper. Qui sont-ils? De la somme d’images d’archives et de témoignages résulte une profonde ambivalence.
Lucan est tantôt présenté comme un homme digne de confiance, cultivé, amusant, équilibré. Un père dévoué, un ami fidèle et un mari attentif, précipité dans une situation inextricable par une femme manipulatrice qui l’aurait attiré avec ruse dans un mariage toxique.
D’après d’autres, sa compagnie était terne et ennuyeuse; l’homme était d’intelligence moyenne. Un alcoolique, obsessionnel, qui ne contrôlait rien et auquel on ne pouvait se fier. Ultime preuve: quand il confie à plusieurs proches sa volonté de tuer Veronica et de jeter son corps à la mer, personne ne le prend au sérieux. La mère de John Aspinall, surnommée «Al Capone avec un panier de courses», l’aurait même fait taire d’un déconcertant: «Bien sûr, faites ce que vous pensez être juste.»
Le public jubile d’apprendre que Lucan aimait lui administrer des fessées à la cravache.
Quant à Veronica, que pense-t-elle de son mari? Son témoignage emprunte aux deux versions; elle brosse avec fierté le portrait d’un homme d’honneur, dévoué à sa famille et aux conventions de la classe sociale à laquelle il appartient. Mais aussi celui d’un mari amoral qui la persécute, l’a négligée tout au long de leur union et qui, pour se détendre, écouterait des enregistrements de discours d’Hitler aux congrès de Nuremberg.
(À ce moment, on ignore encore qu’il fomentait aussi, avec d’autres membres d’extrême droite du club de jeu qui l’employait, le fameux putsch visant à renverser le Premier ministre Harold Wilson.)
À la stupéfaction générale, Lady Lucan lève le voile sur certains penchants de son mari. Scène rejouée pour les besoins du documentaire My Husband, The Truth. | Capture d’écran Arkaevscommonsense via YouTube
Tendances sadomasochistes
Il la faisait surveiller par un détective –fait avéré– et aurait pris un malin plaisir à s’introduire dans la maison pour y déplacer des objets et tenter de lui faire perdre la raison (les témoignages des «nannies» qui se sont succédé varient). Les amis de son mari l’ignoraient, elle était isolée. Ses deux seules amies, confie-t-elle, étaient Sandra, qui n’aura travaillé que neuf semaines pour elle, ainsi qu’une autre jeune nounou du couple, Christabel Martin. C’est elle qui aurait dû travailler ce soir-là, si Sandra avait pris son jour de congé habituel.
Lady Lucan a beaucoup de détracteurs auprès des proches de son mari, mais peut compter sur le soutien de l’opinion publique.
L’insaisissable Veronica explique qu’elle espérait pourtant une réconciliation, tout en dépeignant un mari cruel et déviant. Et régale même la presse avec ses confidences –scandaleuses en 1975, vingt ans avant l’interview télévisée de Diana par Martin Bashir.
L’élite n’étale pas sa vie, encore moins les détails salaces: le public jubile d’apprendre que Lucan aimait lui administrer des fessées à la cravache. Des tendances sadomasochistes qui collent parfaitement à l’image de cet aristocrate fasciste et décadent que le public adore prendre en grippe.
Mais est-ce la vérité? Lucan, après tout, n’est pas là pour se défendre.
La défense tente de porter l’attention sur la victime: et si elle avait réellement été la cible du meurtrier? | Capture d’écran Arkaevscommonsense via YouTube
Lady Lucan en Lady Di
Par contraste, Veronica trouve naturellement sa place sur le podium aux côtés de Sandra Rivett: l’affaire a fait deux victimes. Mais Sandra sera vite détrônée par Veronica; elle est aujourd’hui oubliée, réduite à une note dans la page Wikipédia de Lord Lucan, cette ultime marque d’honneur de notre époque.
La moralité de la jeune femme assassinée est même questionnée pendant le procès: n’avait-elle pas plusieurs «boyfriends», alors qu’elle était encore mariée? Pourquoi avoir caché être la mère de deux enfants, nés de relations adultères et qu’elle a fait adopter? Et si le tueur n’était pas Lucan, mais un petit ami éconduit?
Lady Lucan a beaucoup de détracteurs auprès des proches de son mari, mais peut compter sur le soutien de l’opinion publique. La presse et la police encensent cette femme au visage triste et au regard vide, issue de la «middle class» méritante (elle travaillait avant de se marier), et à laquelle il est possible de s’identifier.
Avec sa silhouette menue à l’extrême, sa détresse psychologique, l’étouffante cage dorée dans laquelle on lui intimait de souffrir en silence, comment, décidément, ne pas faire un parallèle avec le futur et irritant personnage de Lady Di en martyre?
De son couple, Lady Lucan dira que John et elle «étaient seuls, à deux». | Capture d’écran Arkaevscommonsense via YouTube
Mais en réalité, c’est lui, Lucan, affirment ses proches, qui souffrait le martyre auprès de cette femme étrange et ingérable, dont les problèmes psychiatriques (elle en souffre depuis toujours, confirment sa propre mère et ainsi que sa sœur Christina) ont empiré après la naissance de chacun de ses trois enfants. N’a-t-elle pas été exclue du Clermont pour avoir jeté un verre de vin sur une femme qui lui bloquait la vue de la télévision? Agressé sans raison des mères de famille à la sortie de l’école? Elle ne s’occupe pas de ses enfants et passe ses journées au lit, déclare une ancienne nanny avec acidité.
Et que penser de ses nombreuses diatribes enragées, enregistrées à son insu par son mari pendant leur bataille judiciaire pour la garde des enfants, dans lesquelles elle l’insulte avec une violence non contenue? Certainement pas l’attitude d’une victime.
Dans cet étourdissant étalage, Agatha Christie elle-même n’est pas parvenue à démêler le faux du vrai.
En boucle, elle moque sa virilité, déclare ne l’avoir jamais aimé, le traite de bon à rien. C’est elle, snob à l’extrême, qui l’a poussé à aller prendre son siège à la Chambre des Lords (un comble pour ses parents, socialistes engagés: le défunt père de Lord Lucan était même Whip du parti Travailliste). C’est elle aussi qui agite au nez de tous son titre de comtesse, soutiennent les amis du fugitif. Au point de souhaiter qu’il disparaisse plutôt que divorcer?
Une enquête bâclée
Le travail de la police n’offre pas de preuve plus concluante: la scène de crime a été piétinée, des traces de sang des deux victimes retrouvées dans le jardin –la possibilité que les deux femmes ou l’agresseur s’y soient trouvés a cependant été abandonnée, les traces étant vraisemblablement devenues inexploitables en raison de la négligence des nombreux policiers présents.
Quant aux éventuels indices retrouvés dans l’appartement de Lucan, ils n’ont pu être utilisés: quelques policiers, on l’apprendra plus tard, se sont enhardis à y organiser une soirée. Le relevé des empreintes digitales ayant été effectué après celle-ci, il était impossible de départager celles d’éventuels complices de dizaines d’autres. Grand-guignolesque.
Dans cet étourdissant étalage, Agatha Christie elle-même n’est pas parvenue à démêler le faux du vrai. Mais le verdict est tombé: Lord Lucan est considéré coupable de meurtre.
De nouvelles pistes vont surgir à intervalles irréguliers. Et un deuxième assassinat va venir ajouter à la perplexité de cet étrange puzzle.
À venir, l’épisode 7.
Lien source : Rien ne va plus, les jeux sont faits