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Si de récents scandales ont attiré l’attention sur les pratiques charlatanesques et dangereuses de thérapeutes «alternatifs», quid des médecins à l’éthique douteuse?
Il y a quelques semaines, la plateforme de rendez-vous médicaux Doctolib était épinglée pour avoir référencé des naturopathes adeptes d’Irène Grosjean, promotrice de pratiques alternatives dangereuses relevant du charlatanisme. Quelques jours après, la plateforme se voyait également reprocher d’héberger des profils de faux médecins. Si Doctolib a pu réagir rapidement en supprimant ces profils et a annoncé renforcer ses procédures de validation, ces scandales consécutifs posent une autre question, bien plus large: quid des prescriptions de vrais médecins?
Qu’est-ce qui garantit au patient que le médecin avec qui il prend rendez-vous en direct ou via une plateforme ne prescrit pas des médicaments ou des actes inutiles voire dangereux?
Du côté de Doctolib, la réponse est claire: «Doctolib n’est pas toujours à même de prendre une mesure directement à l’encontre du praticien, en particulier concernant sa pratique. Comme indiqué sur la page de la FAQ, la procédure est avant toute chose d’orienter les patients vers l’Ordre concerné pour que celui-ci puisse, le cas échéant, prendre des mesures directement», nous a-t-on répondu.
Mais que fait donc concrètement l’Ordre pour nous protéger des médecins charlatans?
«Il existe des déviations ponctuelles par rapport aux normes de prescriptions. Mais il existe aussi des médecins qui prescrivent n’importe quoi.»
En effet, les scandales du Mediator et de la Dépakine sont loin d’avoir immunisé la profession contre les prescriptions manquant de prudence et faisant encourir des risques injustifiés au patient, comme on a pu le voir plus récemment avec les «Lyme docteurs» prescrivant des antibiotiques au long court ou avec l’épidémie de Covid-19 et l’engouement de certains praticiens pour l’hydroxychloroquine, l’azithromycine ou l’ivermectine –molécules n’ayant jamais démontré un quelconque intérêt pour le traitement de la maladie. Cela vaut aussi pour des sur-prescriptions ainsi que des actes de chirurgie dont la balance bénéfices-risques n’est pas positive.
Cette question est d’autant plus délicate qu’il est difficile pour un patient lambda –entendons par là qui a une littératie en santé faible à modérée et fait confiance à son médecin– de savoir si telle ou telle prescription est justifiée ou non et quelle est sa balance bénéfices-risques. «La médecine est à la fois une science et un art» explique le Dr Christian Lehmann, médecin généraliste et écrivain. «Il existe parfois des déviations ponctuelles et au cas par cas par rapport aux normes de prescriptions. Mais il existe aussi des médecins qui prescrivent n’importe quoi.» Force est cependant de reconnaître que les publications d’un journal professionnel indépendant comme Prescrire ne sont pas facile d’accès.
Or, même s’il existe désormais des applications grand public destinées à vérifier certaines interactions médicamenteuses (GoodMed, Vidal Ma Santé, etc.), ce sera souvent parce que des effets indésirables graves surviennent ou qu’un proche ou un autre professionnel de santé tire la sonnette d’alarme que le patient pourra questionner les pratiques de son médecin et peut-être donner l’alerte.
Porter plainte à l’Ordre des médecins
À ce moment-là, il est possible pour le patient mais également pour ses proches de porter plainte auprès de l’Ordre des Médecins au motif d’un manquement au Code de déontologie. Un autre médecin, un autre professionnel de santé –prenons l’exemple d’un pharmacien qui verrait défiler des ordonnances farfelues de la part d’un médecin– ou même encore une association peuvent aussi porter plainte.
Si le médecin dispose d’une certaine marge de prescription, il est contraint par les limites de la loi et de la science.
Le Code de déontologie est en effet très clair dans son article 8 sur la liberté de prescription: «Dans les limites fixées par la loi et compte tenu des données acquises de la science, le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. Il doit, sans négliger son devoir d’assistance morale, limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l’efficacité des soins. Il doit tenir compte des avantages, des inconvénients et des conséquences des différentes investigations et thérapeutiques possibles.» En d’autres termes, si le médecin dispose d’une certaine marge de prescription, il est contraint par les limites de la loi et de la science et ne peut pas faire ce qu’il veut.
Une disposition à laquelle s’ajoute l’article 39: «Les médecins ne peuvent proposer aux malades ou à leur entourage comme salutaire ou sans danger un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé. Toute pratique de charlatanisme est interdite.» Exit donc, en théorie, le médecin tout puissant, jouant les démiurges de l’ordonnance.
La longue procédure ordinale
Reste que la procédure va prendre un certain temps et passer devant différentes instances avant de pouvoir éventuellement aboutir. Mettons que ce soit le patient lui-même qui souhaite porter plainte contre un médecin auprès de l’Ordre des médecins. Il doit dans un premier temps adresser une lettre recommandée avec accusé de réception auprès du conseil départemental de l’Ordre (CDOM) de son département. Cette plainte devra être circonstanciée: elle doit indiquer précisément ce qui est reproché au médecin et si possible indiquer les articles du code de déontologie susceptibles d’avoir été violés. Le médecin sera notifié de la plainte. Ensuite, la présidence du CDOM doit organiser une conciliation dans un délai d’un mois.
Si à l’issue de cette conciliation le patient décide de maintenir sa plainte, celle-ci passe au niveau régional, c’est-à-dire devant une chambre disciplinaire de première instance, présidée par un magistrat administratif assisté par des médecins assesseurs conseillers ordinaux. Si la plainte est jugée recevable, l’affaire est instruite. À partir de là, le temps peut être long: «Le délai moyen de jugement pour l’ensemble des chambres de première instance est de 1 an, 3 mois et 25 jours, selon le rapport d’activité 2021 de l’Ordre», nous dit-on à l’Ordre des Médecins.
Et, s’il y a appel auprès de la chambre disciplinaire nationale, on repart sur, en moyenne, 1 an, 7 mois, et 11 jours. Soit trois ans en tout… pour des sanctions qui peuvent être un avertissement, un blâme, une interdiction d’exercice avec ou sans sursis de la médecine pouvant aller jusqu’à trois ans. La sanction la plus forte étant la radiation du Tableau de l’Ordre.
«Oui, ça met du temps», reconnaît-on à l’Ordre, Ordre qui n’a pas le pouvoir de suspendre un médecin autrement qu’en passant par cette voie disciplinaire. Des procédures longues, parfois éprouvantes pour le plaignant, qui peuvent rebuter et qui ne sont pas réellement protectrices pour les malades. «Il n’y pas de réelle protection pour la population», constate amèrement le Dr. Lehmann.
«L’Ordre a laissé s’installer des dérives sans ligne directrice claire. On se retrouve avec des confrères mal formés.»
Il est à noter toutefois que le directeur de l’Agence Régionale de Santé (ARS) peut suspendre en urgence un professionnel de santé, en cas de manquement grave et sur signalement d’un patient (ou d’un de ses proches) ou d’un autre professionnel de santé, pour une durée maximum de 5 mois en attendant que les instances ordinales prennent le relais (article L. 4113-14 du Code de la santé publique).
La plainte individuelle n’est théoriquement pas le seul moyen de faire bouger l’Ordre des médecins. En effet, l’Assurance maladie, constatant des prescriptions anormales répétées de la part d’un médecin –par exemple des prescriptions d’antibiotiques à long court comme le font certains en prétendant soigner la maladie de Lyme– peut également alerter l’Ordre.
Un immobilisme dénoncé
En outre, si l’Ordre n’effectue pas de contrôle inopiné, il peut théoriquement s’autosaisir si des manquements au code de déontologie sont constatés et, par exemple, rapportés publiquement par un ou des journalistes ou s’il existe une procédure au civil ou au pénal. «Les conseils départementaux ou le conseil national de l’Ordre peuvent tout à fait s’autosaisir, après avoir appris des faits par voie de presse, par des signalements transmis (par des patients ou leur famille ou encore par une association par exemple), par le biais d’une procédure judiciaire contre un médecin, ou toute autre chose portant à la connaissance de l’Ordre de possibles entorses à la déontologie.»
Mais, comme le déplore Christian Lehmann, «l’Ordre ne s’autosaisit que rarement et il a laissé s’installer des dérives sans ligne directrice claire. Sous couvert de liberté de prescription, on se retrouve avec des confrères mal formés.» Le généraliste déplore notamment le manque d’indépendance de certains médecins vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique qui les conduit à prescrire plus que nécessaire des médicaments pas toujours efficaces.
C’est aussi ce qu’a dénoncé un appel interassociatif et intersyndical en 2021 réclamant la dissolution pure et simple de l’Ordre des médecins: «L’Ordre des médecins se présente comme le garant de la déontologie dans le double but de veiller à la qualité des soins et de défendre l’indépendance et l’honneur des professionnel·le·s. […] De quelle indépendance parle-t-on lorsque l’Ordre se montre complaisant vis-à-vis des pratiques corruptives exercées par l’industrie pharmaceutique au profit des médecins?» Et, plus loin: «L’Ordre des médecins dit veiller au maintien de la compétence et de la probité des médecins. En réalité, il se montre incapable d’identifier les situations problématiques liées à des praticien·ne·s dont l’insuffisance professionnelle ou l’état de santé rendent dangereux l’exercice de la médecine.»
Épinglé pour des raisons similaires dans le cadre d’affaires relatives à des violences sexuelles exercées par des médecins sur des patients et des patientes, l’Ordre des médecins devra sans doute a minima se réinventer pour servir son slogan «au service des médecins dans l’intérêt des patients».
Lien source : Un médecin peut-il prescrire tout ce qu'il veut?