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Le grand rendez-vous annuel sur la Croisette est aussi l’occasion des annonces et des bilans, qui établissent le bulletin de santé du cinéma, en particulier du cinéma français.
Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois (refrain revendiqué), est aussi l’occasion de rendre public des bilans et des annonces, en particulier concernant le cinéma du pays hôte –mais pas seulement.
Globalement, les nouvelles semblent plutôt réjouissantes, la fréquentation remonte en France et dans les principaux pays d’Europe. Et si Hollywood est pris dans le tourbillon de la grève des scénaristes, c’est en fait un phénomène assez classique de réajustement de la place des plateformes. Quel que soit le résultat exact du conflit, il est prévisible qu’il fixera les nouvelles règles, comme cela se produit régulièrement à chaque modification notable des rapports de force ou entrée de nouveaux acteurs.
Côté français, le Festival de Cannes a été l’occasion de deux opérations principales de communication, l’une sous l’égide du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), l’autre sous celle de sa ministre de tutelle. L’un et l’autre ont entonné un discours à la fois d’autosatisfaction et d’optimisme, qui mériteraient pourtant d’être a minima nuancés. En outre, un troisième événement, qui s’est lui produit à Paris, ajoute encore davantage d’ombres au tableau.
Un bilan de l’année 2022 en demi-teinte
Comme il est d’usage, le CNC a présenté durant le festival le bilan de l’année écoulée. Côté fréquentation, il fait état d’une amélioration après les années perturbées par le Covid-19 et les mesures parfois excessives ayant eu un impact sur la relation du public au cinéma.
Pour l’essentiel, la puissance publique a joué son rôle protecteur en soutenant les salles, parfois même de manière disproportionnée (en compensant le manque à gagner des ventes de pop-corn dans les multiplex, par exemple). Mais cela n’aide pas forcément à combler la perte d’habitude du public, ou plutôt de tous les publics, à se rendre au cinéma.
Le CNC dévoile son bilan 2022
Ce bilan donne une vision complète des secteurs aidés par le CNC. Il analyse également l’action publique par le prisme des financements publics, de la parité et de l’emploi, et de la transition écologique dans les secteurs.https://t.co/DidDtOTKj0 pic.twitter.com/yjg4rDAlVF— Le CNC (@LeCNC) May 16, 2023
Avec 152 millions d’entrées en 2022, une remontée s’est amorcée, qui se confirme d’ailleurs durant les premiers mois de 2023. Mais la question, qui vaut pour la totalité des actions de la puissance publique dans le secteur, ne devrait pas concerner seulement la quantité mais la qualité: quels films? Quelles salles? Quels spectateurs?
Une lecture plus attentive des résultats fait en effet apparaître une aggravation du fossé entre gros films porteurs et d’innombrables titres bénéficiant d’une moindre exposition et de moindres moyens promotionnels. Intervenir sur ces enjeux est exactement ce qui définit une politique culturelle, en se différenciant d’une politique industrielle et commerciale. Le document édité par le CNC note «une reprise plus difficile pour les films Art et Essai», mais on ne voit guère venir d’initiatives pour répondre à cette situation.
Le bilan fait aussi apparaître le maintien d’un volume de nouveaux films très élevé: 681 nouveaux titres ont été distribués en 2022, dont une quantité déraisonnable de films français (411).
Le sujet, périlleux, n’est traité que selon une alternative dont les deux termes sont destructeurs: soit laisser faire, voire augmenter les occasions de financement, avec pour effet des embouteillages ravageurs où les moins armés médiatiquement seront broyés; soit s’en prendre en amont à ces mêmes plus faibles sur le terrain économique.
Là aussi, une véritable politique culturelle consisterait au contraire à construire les conditions d’existence des œuvres les plus audacieuses, en réduisant le soutien à un tout-venant de productions moyennes qui embouteillent les écrans et désorientent les spectateurs potentiels. Ce qui ne figure pas semble-t-il à l’ordre du jour.
«La Grande Fabrique de l’image»: des projets et des absents
Rima Abdul-Malak, ministre de la Culture, est venue annoncer à Cannes les résultats de l’appel à projets dans les différents secteurs de l’audiovisuel, volet du plan de financement public «France 2030», lancé par le gouvernement et doté d’un budget global de 54 milliards d’euros.
Les 350 millions d’euros attribués à l’audiovisuel dans le cadre de «La Grande Fabrique de l’image» se répartissent en deux volets. L’un est destiné à la création ou au développement d’infrastructures de production, l’autre est dédié à la formation, selon la célèbre recette du pâté d’alouette, un cheval de production, une alouette de formation. Depuis le début, comme de nombreux acteurs du monde culturel l’avaient souligné, les autres aspects de la création et de la diffusion étaient exclus.
Et chacun sait que le gros effort sur les infrastructures de tournage, de postproduction et d’effets spéciaux vise surtout à attirer les grosses plateformes de streaming, dont les infrastructures seront donc financées sur des deniers publics. Là, comme ailleurs, l’idéologie mensongère du ruissellement (à force d’aider les plus puissants, ça finira bien par profiter aussi aux autres) ne cesse d’être contredite par les faits.
Il y a évidemment lieu de se réjouir d’une aide, néanmoins substantielle, accordée à des lieux de formation parmi les plus actifs et répartis sur tout le territoire. Mais là aussi, on retrouve cette tendance lourde de l’action publique récente, caractéristique du patron actuel du CNC, qui tend à dissoudre la singularité des pratiques et des moyens d’expression, au premier rang desquels le cinéma, dans une grande soupe où sont touillés ensemble jeux vidéo, séries télé, programmes de flux et films.
Parmi les grands absents de cette action publique aux horizons plus économiques que culturels qu’est «La Grande Fabrique de l’image», on notera par exemple les festivals (Cannes était pourtant le lieu d’en parler) et la distribution indépendante, ou les modalités de présence du cinéma dans l’enseignement public, ou les nombreuses associations de terrain qui accompagnent des films, des publics, des réflexions pour et avec les films.
Des menaces politiques et idéologiques
Sans lien apparent avec Cannes, mais peut-être pas sorti par hasard en plein déroulement du festival, un rapport sur le cinéma intitulé «Itinéraire d’un art gâté: le financement public du cinéma», signé par Roger Karoutchi, sénateur des Hauts-de-Seine (Les Républicains, LR), attaque explicitement tout le système d’accompagnement public du cinéma, dont les principaux piliers remontent à plus de soixante-dix ans et qui ont prouvé leur efficacité.
Cette appel explicite à la destruction pour laisser le secteur aux seules lois du marché n’aurait pas particulièrement de quoi inquiéter –un élu pond régulièrement un rapport de ce type, il était d’ordinaire soigneusement rangé dans un tiroir. Mais l’ambiance a changé.
Un autre rapport, intitulé «Cinéma et régulation», de l’ancien vice-président du Conseil d’État Bruno Lasserre, remis aux ministres de l’Économie et de la Culture le 3 avril 2023, prône ouvertement une approche fondée sur la compétitivité, notamment en ce qui concerne les salles. Surtout, de récentes décisions de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, présidée par Laurent Wauquiez (LR), ont entraîné des baisses drastiques dans les financements publics d’organes culturels, touchant notamment le cinéma.
Le geste le plus médiatisé à ce jour a été clairement présenté comme des représailles politiques de la part du candidat à la candidature présidentielle du vieux parti de droite, contre un théâtre qui ne pense pas comme lui [le Théâtre nouvelle génération de Lyon, ndlr].
Mais le plus significatif est sans doute la suppression de plus de 50% de la subvention attribuée au Festival international de Clermont-Ferrand, le plus grand festival de court métrage du monde, expérience au long cours qui est une incontestable réussite, saluée dans le monde entier et utile à d’innombrables créateurs et travailleurs du cinéma.
🔴 𝗟𝗘𝗧𝗧𝗥𝗘 𝗢𝗨𝗩𝗘𝗥𝗧𝗘
Suite à la décision de la baisse drastique de la subvention accordée par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui met en péril notre festival, nous adressons une lettre ouverte à M. Laurent Wauquiez, président du conseil régional.✒️ Signez, partagez
— Clermont-Ferrand International Short Film Festival (@ClermontISFF) May 16, 2023
Il ne s’agit en aucun cas d’une maladresse, mais bien d’un affichage politique destiné à faire de la culture et de la création contemporaine un repoussoir, afin de courtiser les plus réactionnaires, en se mettant à nouveau à la remorque du Rassemblement national et du parti Reconquête d’Éric Zemmour.
Dans ce cas précis, la ministre de la Culture a clairement affiché son opposition à la mesure, déclarant dans Le Film français, le 22 mai 2023: «Quel est l’intérêt pour Laurent Wauquiez de vouloir affaiblir un festival avec une telle notoriété, une telle force économique et culturelle? Je me battrai pour le défendre.» Il y a lieu de lui en savoir gré.
Roger Karoutchi, qui appartient au même parti que Laurent Wauquiez, tire dans le même sens que le patron de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Un sens relativement nouveau (ou très ancien). Il est clair que l’environnement idéologique et les tropismes de nombreux politiciens –également de la majorité– vont désormais dans le sens de la démagogie anti-artistique sous influence de l’extrême droite, à rebours d’une tradition bien établie aussi dans la droite française classique d’inspiration gaulliste.
Entre idéologie ultralibérale et poujadisme bas du front, les signaux politiques émis autour du cinéma, comme art et comme espace à bien des égards (encore) exemplaire de l’action publique, sont donc loin d’être rassurants.
Il faut néanmoins aussi prendre acte d’une autre proposition, également issue du Sénat, en l’occurrence d’une «mission d’information». Intitulée «Le cinéma contre-attaque: entre résilience et exception culturelle, un art majeur qui a de l’avenir», elle comporte des propositions nettement plus prometteuses en termes d’adaptation d’un système fondamentalement vertueux aux modifications récentes.
Cannes cette année, où il semble que les conflits concernant le secteur soient remisés au vestiaire tandis que les relations avec les grandes plateformes se normalisent (grâce notamment au rôle qu’a joué le Festival de Cannes par le passé en refusant de se plier aux diktats de Netflix), n’aura guère contribué à y apporter des éclairages, encore moins des réponses.
Surtout, la deuxième quinzaine de mai est la période de l’année où le cinéma polarise le plus les attentions. Il aurait été heureux que cela aide à rendre visible combien ses questions internes participent à des interrogations et des choix à l’échelle de toute la société. Cela n’aura pas été le cas.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l’émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Lien source : Festival de Cannes, jour 9: et pendant ce temps-là, loin des tapis rouges...