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L’assassinat du politicien italien par les Brigades rouges en 1978 fait l’objet d’une mini-série réalisée par Marco Bellocchio et diffusée les 14 et 15 mars sur Arte. L’occasion de (re)découvrir l’essai que lui a consacré à l’époque Leonardo Sciascia.
L’affaire remonte au 16 mars 1978. Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne (DC), est enlevé par les Brigades rouges, via Fani, à Rome, au moment où il se rend au Parlement pour ratifier un «compromis historique» entre le Parti communiste et la Démocratie chrétienne. Cinq policiers de son escorte sont assassinés.
Aldo Moro est fait prisonnier, détenu dans une prétendue prison du peuple, condamné à mort au terme d’un simulacre de procès, puis exécuté après plus de cinquante jours de détention qui constituèrent le plus long psychodrame politique de l’Italie de l’après-guerre et le point culminant du terrorisme d’extrême gauche en Europe.
Depuis presque un demi-siècle, l’affaire Moro n’en finit pas d’inspirer quantité de films et de livres médiocres, un imbroglio de récits mêlant un quarteron de brigadistes exaltés et stupides, une Démocratie chrétienne à l’agonie, les services secrets, la loge P2 –véritable mafia dans l’État– et le Vatican –véritable État dans l’État–, jusqu’à une CIA agissant en coulisses. Il est vrai que ce sont les questions sans réponses qui produisent des récits, le plus souvent complotistes, comme l’ont bien montré l’assassinat des Kennedy et l’attentat du 11 septembre 2001.
Le dessous des lettres
L’Affaire Moro de Leonardo Sciascia tourne le dos à cette tentation. L’essai ne dit presque rien des circonstances de l’enlèvement, pas plus qu’il ne cherche à entrer par effraction dans la soi-disant «prison du peuple». Pas de révélations. Rien d’inédit ou qui n’ait déjà été rendu public.
Les pièces à conviction que cherche à faire parler l’écrivain Leonardo Sciascia, ce sont des lettres, un paquet de lettres écrites par Moro pendant sa détention. En somme, il fait ce que personne n’a voulu faire pendant la détention de l’homme politique: écouter l’otage et prendre au sérieux ses appels répétés à la négociation, cette longue plaidoirie solitaire qui se heurte au silence du pouvoir.
Grasset
Dans ces lettres qu’il envoie quotidiennement à sa famille, au parti, à la presse (une à deux par jour), Aldo Moro plaide en faveur d’un compromis avec les Brigades rouges. Il invoque tour à tour le droit constitutionnel, la jurisprudence des échanges de prisonniers entre États ennemis, la responsabilité politique de ceux qui l’ont poussé à prendre la présidence du parti, l’autorité présumée du pape sur la Démocratie chrétienne, le devoir d’assistance envers sa famille…
La confrontation armée entre l’État et les Brigades rouges se convertit en une querelle épistolaire entre les dirigeants de la Démocratie chrétienne et le prisonnier Aldo Moro, sous l’arbitrage de ses geôliers qui se bornent à poster les lettres.
L’Affaire Moro ne porte pas de sous-titre: ni essai, ni récit, encore moins roman. C’est un livre hors catégorie, même si on peut y voir une référence à L’Affaire Calas de Voltaire. Car la visée de ce livre n’est pas littéraire, ou alors dans un sens radicalement nouveau qui ferait de la littérature, dégagée de la naïveté narrative, un champ d’observation nouveau des phénomènes de langage aux prises avec le pouvoir.
Travaillant «dans une houle de coupures de journaux et avec le dictionnaire Tommaseo solide au milieu comme un brise-lames», Leonardo Sciascia concentre toute son attention sur le langage: celui d’Aldo Moro, celui des dirigeants de la Démocratie chrétienne, celui de la presse, celui des communiqués des Brigades rouges. Il examine chacune des lettres du détenu, l’amoncellement de ses phrases écrites, dans ce style alambiqué de DC que Leonardo Sciascia qualifie de «langage du non-dire» et dont Aldo Moro, selon Pasolini, était l’inventeur.
L’affaire est l’enjeu de deux fictions rivales: celle du pouvoir –la fiction
de l’État–, et celle des Brigades rouges
–la fiction du peuple.
Avec la précision d’un médecin légiste, Leonardo Sciascia se consacre exclusivement à son corpus, cet imbroglio de langages juridiques, politiques, religieux, comme si l’auteur du crime s’y était dissimulé, s’y était enrobé; comme si l’intrigue n’était pas policière ni même narrative, mais linguistique.
L’exergue du livre le dit assez: «La phrase la plus monstrueuse de toutes: quelqu’un est mort au bon moment.» Cette phrase d’Elias Canetti, tirée du Territoire de l’homme, identifie d’emblée la nature de cet imbroglio et le suspect inattendu selon Leonardo Sciascia: le coupable du crime d’État perpétré contre Aldo Moro, c’est la phrase.
Peuple fiction
Si Leonardo Sciascia ne chercha pas à faire un récit, pas même de fiction, de l’affaire Moro, c’est qu’elle était déjà passablement fictionnelle en soi. Pas besoin d’en rajouter. Elle est l’enjeu de deux fictions rivales: celle du pouvoir –la fiction de l’État–, et celle des Brigades rouges –la fiction du peuple.
Leonardo Sciascia cherche à les dévoiler dans leur langage, à montrer comment la fiction de l’État, dans ses versions successives (le devoir d’État, les hommes d’État, le sens de l’État…), condamnait Aldo Moro à mort. Tout comme la fiction du peuple construite par les Brigades rouges (avec une autre série de mots: la justice populaire, la prison du peuple, le tribunal du peuple…) condamnait elle aussi Aldo Moro à mort.
Cette rivalité se déploie ici dans une lutte rhétorique, une compétition entre deux registres, deux sémantiques, deux rhétoriques. Leonardo Sciascia s’intéresse à la manière dont un homme parlant, Aldo Moro, est pris dans cet univers clivé. Comment un homme d’État –enfermé dans une fiction de l’État– se retrouve prisonnier dans la prison du peuple –enfermé dans la fiction du peuple. Comment un homme tombe d’une fiction dans une autre et y perd son langage –son latin, aurait dit Pasolini.
Ce que décrit Leonardo Sciascia, ce n’est pas un acte ou un événement dont il faudrait restituer les différentes séquences, l’intrigue, la tension narrative, mais un processus de décomposition de la langue italienne. «Il a dû essayer de dire avec le langage du non-dire, de se faire comprendre en usant des mêmes instruments qu’il avait adoptés et expérimentés pour ne pas se faire comprendre. Il devait communiquer en utilisant la langue de l’incommunicabilité. Par nécessité: c’est-à-dire par censure et par autocensure. En tant que prisonnier.» Comment «dire avec la langue du non-dire? Communiquer en utilisant le langage de l’incommunicabilité»?
C’est tout le drame de cette classe politique qui sera engloutie avec armes et bagages dans le sillage de l’affaire Moro, qu’il s’agisse des hommes d’État qui durant cinquante jours se turent, refusant le dialogue avec celui qui refusait de se taire, ou des hommes des Brigades rouges, qui exécutèrent Aldo Moro dans un garage avec un revolver muni d’un silencieux.
L’usage du gérondif transformait
un meurtre en problème syntaxique.
«Nous concluons donc la bataille commencée le 16 mars en exécutant la sentence à laquelle Aldo Moro a été condamné.» L’affaire Moro se referme ainsi, sur ce bref communiqué des Brigades rouges –leur dernier mot, car elles aussi seront englouties. Et sur ce gérondif présent, «en exécutant la sentence», qui autorise toutes les spéculations, comme le souligne Leonardo Sciascia.
La formulation du communiqué laissait un doute sur l’exécution. Avait-elle déjà eu lieu? Était-elle en cours? Ou en attente d’une toujours possible libération? Elle la suspendait dans un présent indéfini, des recours ultimes, des remises de peine, des demandes de grâce en attente. L’emploi du gérondif ouvrait la voie à toutes les interprétations. «Toute notre attention est concentrée sur le gérondif», écrivait le lendemain le directeur du journal démocrate-chrétien Il Popolo.
«On peut douter, commente Leonardo Sciascia, qu’une concentration sur le gérondif ait jamais servi ou puisse jamais servir à sauver une vie; mais désormais, nous sommes dans le surréel. Plein d’espérance, le gérondif monte comme un ballon à hydrogène, flotte entre les directions des partis, les rédactions des journaux, la radio, la télévision, les conversations des gens. Non pas le gérondif présent du verbe exécuter, mais le mot “gérondif”…»
Vie irréelle, mort virtuelle
Le communiqué des Brigades rouges annonçait la mort d’Aldo Moro tout en la virtualisant. L’usage du gérondif transformait un meurtre en problème syntaxique. «La vie et la mort d’Aldo Moro perdent de leur réalité: elles ne sont présentes que dans un gérondif, elles ne sont qu’un gérondif présent», concluait Leonardo Sciascia.
Si la vie d’Aldo Moro était devenue irréelle, l’exhibition de son cadavre, plié en deux dans le coffre d’une Renault 4 rouge, à mi-chemin entre le siège de la Démocratie chrétienne et celui du Parti communiste italien, rue des Boutiques obscures, transforma sa mort en un verdict collectif pour la classe politique.
Jamais le système politique italien n’avait révélé au grand jour sa nature profonde: anonyme, opaque, occulte.
Après des semaines de silence gêné, de mensonges officiels, d’obscurités entretenues, de supputations hypocrites, celui qui avait fini par se virtualiser dans un gérondif leur fut rendu sous la forme d’un cadavre surexposé, à la une. Celui-là même que ses amis avaient cessé de reconnaître dans ses écrits.
«Ce n’est pas l’homme que nous connaissons, affirmèrent-ils comme un seul homme dans une pétition qui restera un exemple d’ignominie chrétienne. Avait-il conscience de rejouer le reniement de Pierre qui ne reconnut pas le Christ avant que le coq n’eût chanté trois fois? Le reconnaissait-il maintenant qu’il l’avait sous les yeux?»
Jamais le système politique italien n’avait révélé au grand jour sa nature profonde: anonyme, opaque, occulte. Les révélations sur la loge P2 et sur le rôle qu’y joua Giulio Andreotti ne firent que confirmer ce caractère de secte secrète de la démocratie chrétienne, avec ses pratiques occultes, ses langages codés, ses jargons, ses masques… Et ses sacrifices rituels.
Sous l’affaire Moro, Leonardo Sciascia mettait à jour une affaire d’une tout autre ampleur: la décomposition morale, politique, et donc linguistique, de la Démocratie chrétienne. Jamais on n’avait caractérisé ainsi l’enfouissement du pouvoir dans la langue; jamais les hommes du système n’avaient été ainsi décrits, englués dans le jargon, enrobés dans une langue glue, par nécessité, pour survivre fut-ce comme automates, comme masques…
Lien source : L'affaire Aldo Moro, un scandale d'État et un problème syntaxique