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Le chômage a accompagné mon parcours professionnel, ma génération a grandi avec lui. Accablement ou infamie, il était le cauchemar permanent, la peur qui guettait au coin du CV.
Depuis quelques années, le chômage recule invariablement. Ce sont quelques pourcentages, des boîtes qui peinent à recruter, quelqu’un qui retrouve un travail, des centaines, des milliers de vies qui sortent des statistiques. «Selon la “photographie du marché du travail en 2022” publiée par l’Insee, 68,1% des personnes âgées de 15 à 64 ans occupent un poste. Du jamais-vu depuis 1975», écrit Le Monde, qui rend hommage à François Hollande, si moqué pour son «inversion de la courbe du chômage» qui est «désormais une réalité.»
Depuis des décennies, le chômage faisait partie de notre paysage. Voici qu’il s’en extrait, imperceptiblement, sans que nous y prenions garde. Si cela se confirme, si le plein-emploi s’installe, ce sera un bouleversement majeur.
Et tout le monde s’en fout.
Inguérissable mal français
C’est d’autant plus étrange que nous avons vécu plus de quatre décennies avec un chômage de masse, ce «mal français», comme on l’a souvent dit. Le chômage alimentait les statistiques, les conversations. Il plombait l’ambiance, dans le monde du travail comme les soirées entre amis ou en famille. Le chômeur était un invité silencieux, discret, un peu honteux; on savait qu’il en souffrait mais on évitait d’en (de lui en) parler. Tout le monde craignait la contagion. Après avoir longtemps considéré que le chômage touchait les incapables (quand on veut, on peut…), peu à peu nous admettions qu’il pouvait frapper n’importe où.
Je me souviens d’une soirée en 1992, période noire pour l’emploi. Nous étions une quinzaine, tous diplômés d’une «grande» école. Deux d’entre nous avaient un CDI. Les autres alternaient CDD et chômage, avec fatalisme. Même un bon diplôme ne protégeait pas du chômage et nous, les enfants chéris des bonnes études, le découvrions avec effarement.
Cachez ce trou que je ne saurais voir
Le chômage s’était infiltré dans nos vies. Nous avions appris à ruser avec lui. Dans un CV, il fallait cacher les périodes de chômage, les réduire, éventuellement les maquiller pour en tirer avantage: suivre une formation, s’engager dans une association, apprendre une langue ou se mettre à l’informatique… Ne pas être resté inactif, surtout. Ne pas avoir trop de «trous» dans sa carrière. Garder de l’énergie, de l’envie, de la volonté, ne pas effrayer un potentiel employeur. Montrer qu’on n’avait jamais renoncé à rester dans le monde des actifs.
L’ANPE donnait des conseils pour organiser sa vie: se lever tôt, se doucher, consulter les annonces, entretenir son réseau… Il était bien vu d’accepter un boulot qui ne nous correspondait pas pour montrer qu’on en voulait, qu’on ne se laissait pas abattre. Il y avait cette image implicite du chômeur qui traînait en pyjama en regardant des merdes à la télé, et il fallait absolument donner l’image inverse.
Génération chômage
Le chômage était honteux. Un accablement. On le portait sur son visage, sur son corps, comme un fardeau qui hantait les réunions de famille ou les soirées entre amis. On le craignait pour soi, ses proches, ses enfants. Peut-on aborder sereinement sa vie professionnelle avec comme première perspective le chômage? Et dynamiser son réseau lorsque l’étiquette «chômeur» fait de vous un pestiféré?
Dans les bureaux et les usines aussi, le chômage pesait. C’était une menace, un argument pour briser les salaires. Comment demander une augmentation lorsqu’il y a, «dehors», des quantités de chômeurs qui «attendent» d’avoir un boulot? Le bureau était une forteresse fragile, que des plus qualifiés, plus motivés, plus efficaces… rêvaient d’envahir. Oui, bosser était un privilège. On savait que nos enfants seraient, plus que nous encore, soumis à un monde du travail où le chômage définirait les rapports de force. C’était une évidence, un accablement supplémentaire auquel on s’habituait. Le salarié faisait profil bas car il se savait chômeur en puissance.
On se rêvait fonctionnaires, comme une porte de salut. Il se murmure qu’il y avait alors plus de candidats que de postes aux concours de l’Éducation nationale… La «sécurité de l’emploi» suffisait à définir un confort possible, presque un bonheur.
On a tout essayé!
Contre le chômage, c’était le concours Lépine permanent. On entendait les keynésiens et les schumpétériens, les volontaristes et les défaitistes, les parlementaires qui vantaient le modèle allemand, ou danois, ou coréen, le collectivisme, Bernard Tapie qui proposait d’«interdire le chômage des jeunes», Raymond Barre selon qui «les chômeurs pourraient chercher à créer une entreprise, plutôt que se borner à toucher les indemnités de chômage», Martine Aubry, qui nous promettait de réduire le chômage grâce aux 35 heures.
On gobait tout: l’avenir d’une France sans usines, les délocalisations qui conserveraient les jobs à haute valeur ajoutée, les implantations subventionnées qui créeraient des centaines d’emplois, la flexisécurité, le revenu universel, les bassins d’emploi, les maisons de l’emploi, les coachs emploi, la prime à l’emploi, les territoires zéro chômeur, la société de services, le job dating, emplois d’avenir, emplois verts…
À chaque élection présidentielle, le chômage était une priorité. D’ailleurs, il alimentait le vote FN, c’était donc sérieux. Chaque gouvernement bricolait sa mesure en faveur de l’insertion, des chômeurs de longue durée, de l’apprentissage, des jeunes. Il fallait mettre le paquet sur la formation, les reconversions, rendre les transports gratuits pour les chômeurs ou les contrôler plus sévèrement.
Rien, jamais, ne donnait de résultats. Et l’on se répétait, fatalistes, la formule de François Mitterrand: «Contre le chômage, on a tout essayé.» S’il n’y avait pas d’emploi, c’était donc structurel. Alors, on en créa, il fallait bien faire quelque chose. Ce furent les travaux d’utilité collective, en 1984. Les TUC. On prit goût aux acronymes: contrat emploi solidarité (CES, 1990), contrat initiative emploi (CIP, 1993), rebaptisé «smic jeunes», emplois-jeunes en 1997, contrat «jeune en entreprise» (2002), contrat «première embauche» (CPE, 2006), contrat unique d’insertion (CUI, 2007), emplois d’avenir (2012)… Des sous-emplois, des pis-aller, dénoncés à gauche parce que mal payés, à droite parce que trop coûteux.
Y penser toujours, le nommer jamais
C’était aussi un non-dit, un étrange silence. Lorsqu’on consulte la liste des ministres chargés du sujet, une évidence s’impose: le chômage a toujours été le grand absent du portefeuille. On lui préférait l’emploi, la formation professionnelle, les relations sociales, la solidarité nationale, l’égalité professionnelle, les relations du travail, le dialogue social… C’est seulement par dérision que l’on affublait du titre de ministre du chômage Michel Giraud, Michel Sapin, François Rebsamen… «Raffarin est-il le Premier ministre de la France? Non. Il est désormais le Premier ministre du chômage», écrivit L’Humanité. Cet «oubli» dit aussi notre manière d’éviter un sujet que l’on ne savait plus traiter.
Il nous restait quelques consolations. Ricaner des campagnes de recrutement de l’ANPE, les chômeurs sont pas perdus pour tout le monde. S’indigner du coût de son changement de logo en 2003, deux millions d’euros tout de même.
Le chômage s’est installé dans nos vies
Et puis, le regard a changé. On n’était pas chômeur parce que paresseux, mal formé, trop vieux… On était chômeur parce que le plein-emploi avait disparu et ne revendrait plus. Le chômage frappait aveuglément et on avait fini par le comprendre. Les diplômes, les compétences, la bonne volonté ne suffisaient pas. On espérait, comme la foudre, que ça tombe ailleurs.
Il y avait eu cette parenthèse des Trente Glorieuses, une anomalie de l’histoire. À cette époque heureuse, nous racontait-on, on pouvait démissionner le vendredi et trouver un job le lundi. Cette insouciance d’une génération paraissait si lointaine! Malheureusement, notre génération était née trop tard. Pour elle, on parlait des «trente piteuses». Le chômage était un bagage qui nous accompagnerait toute notre vie. Des associations organisaient parfois des manifs «contre le chômage»; slogan absurde bien sûr mais qui disait le mal de l’époque.
C’est tout cela qui, aujourd’hui, semble disparaître. J’écris «semble» car, pour ma génération, la fin du chômage de masse reste difficile à envisager. Pourtant, le changement est là. Les employeurs font face à des difficultés de recrutement; dans les entreprises, on négocie plus facilement des augmentations. Le rapport de forces n’est plus le même. Une génération arrive, décomplexée face à un monde du travail qui ne sait plus lui dicter ses lois. Elle ne vivra sans doute pas le chômage de masse et n’en a probablement pas conscience. Tant mieux, car elle a d’autres problèmes à régler.
Lien source : Le spectre du chômage de masse s'éloigne dans l'indifférence générale