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Cela peut sembler contre-intuitif, mais une augmentation des prix des produits ne rime pas avec une diminution des apports caloriques, surtout chez les moins aisés.
En un an, entre janvier 2022 et janvier 2023, le prix des légumes a augmenté de 12% et celui des fruits de 7,4%, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques. Une hausse qui se confirme en mars et qui concerne l’ensemble des produits frais ainsi que les laitages ou les produits céréaliers. Bref, tout ce vers quoi les recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS) nous invitent à tendre lorsque nous faisons nos courses alimentaires.
La question de savoir si cette augmentation notable des prix va nous détourner d’une alimentation variée et équilibrée –et in fine peser sur notre balance– se pose. À cela, la réponse n’est pas forcément claire, surtout pour les classes moyennes. Mais ce qui est sûr, c’est que le contexte économique fait le lit de la prise de poids, sinon de l’obésité.
Micro décisions, mais lourds effets
«La hausse des prix dans l’alimentaire risque d’avoir des effets sur la nutrition en favorisant des petits changements et des micro décisions qui mettent en péril le subtil équilibre alimentaire», signale Pierre Combris, économiste de la santé et directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
Insistant sur le fait que les évolutions alimentaires et la possible prise de poids qui va avec sont lentes et progressives, il explique: «En cherchant à réduire les dépenses alimentaires, on est mécaniquement amené à déplacer ses choix et à se tourner vers des produits plus denses en énergie, à augmenter leur part et diminuer celle des fruits, des légumes, de la viande et du poisson.»
C’est particulièrement le cas pour les ménages les plus modestes, qui n’ont pas vraiment de marge de manœuvre et qui, s’ils ne le sont pas déjà, vont être les plus touchés par la hausse des prix. S’il existe des amortisseurs comme les aides alimentaires, ce ne sont pas elles qui permettent de coller aux recommandations du PNNS.
Les leviers de la classe moyenne
Les classes moyennes, quant à elles, pourront jouer sur différents leviers et mettre en place des stratégies leur permettant de conserver une alimentation relativement équilibrée: par exemple, remplacer les aliments issus de l’agriculture biologique par des produits provenant de l’agriculture conventionnelle, utiliser des légumes surgelés bruts à la place de légumes frais. Elles peuvent aussi procéder à différents aménagements qui mobilisent des compétences techniques et culinaires, ainsi que des ressources temporelles et psycho-cognitives.
Jean-Pierre Poulain, professeur de sociologie à l’université Toulouse-II-Jean-Jaurès, spécialiste des questions relatives aux dimensions sociales et culturelles de l’alimentation humaine et auteur de l’ouvrage Sociologie de l’obésité, détaille ces différents leviers: «Il s’agit notamment de cuisiner davantage, en achetant des produits plus bruts et à moindre valeur ajoutée. Il s’agit aussi de veiller à limiter le gaspillage alimentaire et à apprendre à travailler les restes plutôt qu’à les jeter.» À cela, Pierre Combris ajoute le fait de végétaliser son bol alimentaire, en concédant que cela demande des connaissances en nutrition pour conserver un certain équilibre.
Ces éléments sont proposés dans la troisième édition de l’observatoire Alimentation et familles, publiée par l’institut de sondages Ipsos et la Fondation Nestlé France. Ce document montre que les Français restent attachés à l’idée de conserver une alimentation équilibrée et ont, lorsque des choix budgétaires s’imposent, tendance à acheter davantage en promotion (81%), à moins s’offrir de produits superflus (75%), à plus cuisiner les restes (72%), à diminuer les sorties au restaurant et les fast-food (72%) et à privilégier les marques de distributeurs (68%). De cette manière et dans l’immédiat, leurs apports en nutriments et en calories ne devraient pas être trop modifiés –ni leur tour de taille.
La pauvreté abîme
L’inflation –qui, évidemment, ne concerne pas que les prix de l’alimentaire, mais aussi l’énergie ou les loyers– affecte cruellement le reste à vivre et pourrait faire tomber des personnes aux revenus modestes et intermédiaires dans la pauvreté. Une pauvreté facteur, on le sait, d’une alimentation déséquilibrée et d’une prise de poids.
Mais cela n’est qu’en partie lié au coût des denrées. C’est ce qu’explique Denis Colombi, sociologue et auteur de Où va l’argent des pauvres: «Le lien entre le statut social et l’obésité n’est pas uniquement lié aux prix ou à un manque d’information ou d’éducation. Des stratégies relatives à l’expérience même de la pauvreté entrent aussi en ligne de compte.»
On aurait bien tort de penser que
les plus pauvres n’entendent rien à la nutrition.
Il y a d’abord une propension à acheter, particulièrement en début de mois, des produits qui se stockent facilement, ce qui a une fonction de réassurance et qui constitue un certain mode d’épargne. À cela, le sociologue ajoute «des stratégies permettant de se faire plaisir rapidement et à moindre frais et de tenir dans une vie faite par ailleurs de privations et d’incertitudes». Ce phénomène de (se) faire plaisir est également palpable dans l’alimentation des enfants: la nourriture plaisir permet (ou du moins donne l’illusion) de faire de l’enfance une période relativement protégée, avant une vie d’adulte qui risque de ne pas être facile.
On aurait bien tort de penser que les plus pauvres n’entendent rien à la nutrition, qu’ils n’ont pas compris les recommandations sur les cinq fruits et légumes par jour. Le fait est surtout que s’ils y sont moins sensibles, c’est que le long terme et les questions de prévention sont plus difficiles à appréhender quand on sait que l’on risque fort de mourir jeune…
Si les classes moyennes inférieures paupérisées par l’inflation n’auront pas forcément cette insensibilité culturelle à la prévention, elles auront tendance à effectuer de petits glissements, ces «micro décisions» dont parle Pierre Combris qui, mises bout à bout, mettent en péril l’équilibre nutritionnel dans la durée. Par exemple en remplaçant la portion de légumes par une part de frites surgelées –peu chères, davantage stockables et plus réconfortantes–, préférer une crème dessert longue conservation, grasse et sucrée à un yaourt en fin de repas, ou se faire plaisir avec de la pâte à tartiner à défaut de pouvoir se permettre une sortie.
Ainsi, c’est plutôt par ricochet et donc à moyen ou long terme que l’inflation détourne d’une alimentation saine et constitue un facteur de prise de poids.
Sédentarité, stress, manque de sommeil…
À cela, il est indispensable d’ajouter que le surpoids et l’obésité sont multifactoriels –cette dernière est en partie due à la précarité ou à la pauvreté. Parmi ces facteurs, il y a celui de la sédentarité. Non seulement pratiquer une activité physique, particulièrement en milieu urbain, peut s’avérer coûteux, mais lorsque l’on exerce un métier physiquement exigeant comme celui de caissière, on n’est naturellement pas très enclin à faire du sport le soir ou le week-end.
À cela s’ajoutent le stress psychologique et les chocs émotionnels ou encore le manque de sommeil, qui peuvent être liés tant à des conditions de travail difficiles qu’à des difficultés financières. S’y additionnent prédispositions génétiques, maladies, prise de médicaments, pollution, exposition à des perturbateurs endocriniens, etc.
Il s’agit d’un véritable enjeu de santé publique, qui va bien au-delà de la hausse du prix des produits alimentaires et qui nécessite une prise en charge globale, compréhensive des différentes logiques à l’œuvre et respectueuse des personnes.
Lien source : L'inflation alimentaire va-t-elle entraîner une hausse de l'obésité?