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L’histoire de Wikipédia est indissociable de celle de ses deux cofondateurs. Mais le discours très critique de l’un d’entre eux apporte de l’eau au moulin des détracteurs de l’encyclopédie en ligne… et notamment de ceux d’extrême droite.
Il était une fois un entrepreneur convaincu que le numérique allait jouer un rôle central dans les années à venir. Mais rien, ou presque, ne le prédestinait à devenir l’un des deux hommes considérés comme les fondateurs d’une utopie vivante, Wikipédia.
Rembobinons. Début 2000, Jimmy Wales gagne sa vie loin de l’univers de l’encyclopédie avec Bomis, un portail web qu’il a cofondé et qui propose un tas de choses, dont du porno soft. Il tentera d’ailleurs de minimiser cette partie de son business… en modifiant lui-même sa propre page Wikipédia.
En plus de ces différentes activités, Bomis et son actionnaire majoritaire Jimmy Wales lancent un projet d’encyclopédie nommé Nupedia, l’ancêtre de Wikipédia. S’il est à l’initiative de Wikipédia, peut-on pour autant faire de Jimmy Wales un apôtre de la démocratisation du savoir?
«Il a créé une encyclopédie comme il aurait pu créer autre chose, à une époque de profusion d’idées nouvelles liées au numérique», tranche Rémi Mathis, qui fut président entre 2011 et 2014 de Wikimédia France, association œuvrant à la diffusion libre de la connaissance via différents projets. «Ce succès de l’encyclopédie doit aussi au hasard. Sans être méchant, je ne pense pas que ce soit un grand visionnaire. Wikipédia a pris, et il s’est retrouvé à être naturellement mis en avant.»
«Wikipédia n’a pas vraiment été créé de manière prévue; c’est une accumulation de bonnes intuitions.»
Pour des raisons pratiques, Jimmy Wales est donc présenté comme le fondateur de Wikipédia et, en quelque sorte, comme son porte-parole. «Jimmy était une figure qui cristallisait le projet en un point et qu’on pouvait citer, car il parlait à la presse», se souvient Florence Devouard, une des plus anciennes contributrices francophones. Si elle connaît particulièrement bien l’histoire de Wikipédia, c’est parce que cette femme de 54 ans en fait partie. En 2006, c’est elle qui succède à Jimmy Wales en tant que seconde présidente de la Wikimedia Foundation, une structure créée pour gérer les questions juridiques, techniques et financières.
«Il a été mis en avant pour les levées de fonds, pour promouvoir Wikipédia», poursuit Florence Devouard. «Il était invité partout et devenait une personne célèbre.» Faire monter au créneau un individu promouvant médiatiquement un projet collectif peut aider son développement, mais il y a un hic: cela ne permet pas d’incarner correctement l’aspect coopératif de la plateforme. Une situation d’autant plus problématique que Jimmy Wales n’est pas réellement le seul fondateur de Wikipédia.
Et le «wiki» changea la donne
L’entrepreneur Jimmy Wales aurait bien eu de mal à lancer son encyclopédie sans l’aide d’individus ayant une connaissance plus fine de cet univers que lui. L’un d’entre eux, Larry Sanger, va contribuer au succès de Wikipédia. «À son arrivée, Larry a apporté le recul sur la façon dont fonctionne une encyclopédie, car il venait lui-même du monde intellectuel», assure Rémi Mathis. «Il a donc eu les réflexes de tout intellectuel. Il s’est demandé: “C’est intéressant, mais est-ce que ça a un sens, est-ce que ça fonctionnera?”»
Larry Sanger endosse le rôle éditorial de ce qui s’appelle alors encore Nupedia. Le fonctionnement de cette dernière est très différent de Wikipédia. Le jeune homme âgé de 33 ans venant du milieu académique, il souhaite que le contenu en soit issu et qu’il soit validé par des pairs, pour plus de fiabilité.
Le rôle central joué par Larry Sanger dans le processus de création de Wikipédia fera de lui le second «père» de l’encyclopédie.
Mais le projet de Larry Sanger fait face à des obstacles. «Nupedia avait beaucoup de difficultés à démarrer», raconte Florence Devouard. «Aller voir des académiques pour leur demander de faire un article sur le réchauffement climatique ou n’importe quel autre sujet, le tout gratuitement, ce n’était pas évident.» Nupedia patine et peu d’articles sont publiés. Le projet d’encyclopédie géante en ligne de Bomis semble donc compromis.
Un jour, Larry Sanger découvre quatre lettres qui vont accélérer les choses: «wiki», une pratique qui permet aux sites internet d’être modifiés directement par tous les utilisateurs. Grâce à cet outil, Wikipédia deviendra bien vite la plus grande encyclopédie de tous les temps.
«Larry découvre le concept du wiki, je crois, lors d’une conférence», indique Florence Devouard. «Il en parle à Jimmy, qui estime que c’est une bonne idée. Ils installent un wiki en janvier 2001 et lancent alors Wikipédia, en plus de Nupedia. C’était censé être le site de travail pour cette dernière, pas une encyclopédie. Mais tout de suite les gens ont trouvé ça génial! Ils ont écrit, non pas selon le principe prévu, mais, ensemble, sur les mêmes fiches. Wikipédia n’a pas vraiment été créé de manière prévue; c’est une accumulation de bonnes intuitions.»
Le rôle central joué par Larry Sanger dans le processus de création de Wikipédia fera de lui le second «père» de l’encyclopédie, même si Jimmy Wales n’a, un temps, pas trop accepté de partager ce statut. «Au début, Jimmy s’est présenté comme le fondateur unique, mais les wikipédiens n’ont cessé de lui rappeler qu’ils étaient deux derrière la création de ce projet, ce qu’il a fini par admettre», confie Florence Devouard.
Émancipation
Les premiers wikipédiens se sont également opposés, d’une certaine façon, à Larry Sanger. Le doctorant en philosophie était en faveur d’une relecture faite par un comité scientifique à la Nupedia, plutôt que d’une relecture réalisée par monsieur Tout-le-monde, comme sur Wikipédia. «En important le wiki, les premières personnes impliquées se sont rendu compte que les articles non validés n’étaient pas plus mauvais que ceux de Nupedia et que c’était une méthode plus efficace», fait savoir Rémi Mathis. «Wikipédia a donc progressivement remplacé Nupedia.»
Larry Sanger vient progressivement grossir le rang des sceptiques.
L’ancien président de Wikimedia France, association accompagnant les projets liés à Wikipédia, ajoute comprendre le manque de foi de Larry Sanger en Wikipédia. Comment imaginer alors que laisser tout le monde modifier une encyclopédie en ligne garantirait une information fiable?
«Je me souviens d’une discussion épique avec lui», sourit Florence Devouard. «Au lancement de Wikipédia, j’ai voulu commencer à écrire des articles en français. Larry me disait que c’était inutile parce que la bonne démarche, c’était de finaliser les articles en anglais, de les faire passer par le comité de relecture, de les certifier puis de les traduire en français. Ce qu’il essayait de vendre n’avait rien d’un wiki, puisqu’il n’y a pas l’idée de la communauté.»
Plus proche idéologiquement de Nupedia que de Wikipédia, Larry Sanger participe tout de même à l’élaboration de la plupart des règles de fonctionnement de cette dernière jusqu’en mars 2002, un mois après que l’entreprise Bomis a choisi de ne plus le rétribuer. Il écrira une lettre d’adieu expliquant que ce départ est moins dû à sa foi dans le projet qu’au fait qu’il ne pouvait pas assurer ses tâches bénévolement.
«Maintenant que je suis au chômage, je ne peux pas me permettre de passer mon temps libre de cette façon», justifie-t-il. «C’est, je le crains, de loin la raison la plus importante de ma démission.» Même s’il ne les évoque pas, des divergences couvaient entre la communauté naissante et le cofondateur, qui n’a d’ailleurs pas continué d’aider le projet bénévolement par la suite. Bien au contraire, il tentera de lancer, par la suite, des projets concurrents; et malgré le fait qu’il réfute toute animosité dans sa lettre, son attitude vis-à-vis de l’encyclopédie change dès lors.
Un détracteur venu de l’intérieur
Rémi Mathis ne mâche pas ses mots sur cet avant/après: «Depuis son départ, Larry est plutôt désagréable envers Wikipédia. Il est même progressivement devenu persona non grata chez nous.» Comment en est-on arrivé à cette situation de désamour entre le créateur et sa créature?
Les pistes d’explication sont nombreuses: rancunes envers un projet qui lui a échappé, amertume après que Jimmy Wales a tenté de l’effacer de l’histoire, volonté de déprécier une encyclopédie qui faisait face aux projets concurrents qu’il a lancés, ou plus simplement le fait qu’il ne soit absolument pas convaincu par l’idée d’une plateforme ouverte à tous les contributeurs.
«Larry a assez rapidement abandonné le projet, avant d’en devenir un critique avec des arguments traditionalistes.»
Seule certitude: à mesure que la notoriété de Wikipédia progresse, la jeune encyclopédie est de plus en plus attaquée de toutes parts pour son manque de fiabilité. Larry Sanger vient progressivement grossir le rang des sceptiques. «De 2004 à 2006, la presse fait mention des problèmes de l’encyclopédie, alors balbutiante», détaille Florence Devouard. «Au sein de Wikipédia, nous n’entendions plus parler de lui depuis longtemps. Il s’est rendu compte qu’on parlait de l’encyclopédie, il a dû se dire: “J’ai raté le coche.”»
Durant l’été 2021, il va même jusqu’à estimer que la plateforme est «tellement cassée qu’aucune réparation n’est possible», concluant que le site qu’il a contribué à créer ne lui «inspire plus confiance». Une façon de promouvoir Encyclosphere, son propre projet? «Il a fait des sorties çà et là pour attaquer Wikipédia», confirme l’ancienne présidente de la Wikipédia Foundation. «Ce n’est pas vraiment pertinent pour autant parce qu’il a quitté le projet très vite. Il a tenté de s’accrocher à son système académique en lançant ses propres projets, mais ils n’ont jamais fonctionné.»
À défaut d’avoir réussi à lancer un projet concurrent avec succès, il gagne de la visibilité par ses reproches contre l’encyclopédie, reprises régulièrement, outre-Atlantique, par les Républicains. Tout comme l’alt-right américaine, Larry Sanger accuse régulièrement l’encyclopédie de pencher excessivement en faveur de la gauche. C’est d’ailleurs dans des moments de tensions politiques que ses propos contre Wikipédia sont les plus utilisés.
En février 2022, après mes révélations sur une cellule pro-Zemmour qui modifiait le contenu de l’encyclopédie en faveur du candidat à la présidentielle, le «joker Larry Sanger» est ainsi sorti de la manche de l’extrême droite française. Pour se défendre, les équipes numériques du polémiste ont lancé une campagne sur les réseaux sociaux autour de citations du cofondateur de la plateforme, agrémentées d’un hashtag «Wokipédia». Importateur du concept du «wiki», Larry Sanger est ainsi devenu une source intarissable de citations pour qui veut attaquer Wikipédia.
Vingt ans après son départ, celui sans qui Nupedia n’aurait jamais laissé la place à Wikipédia est donc paradoxalement devenu l’étendard des détracteurs de l’encyclopédie. «Larry a assez rapidement abandonné le projet, avant d’en devenir un critique avec des arguments traditionalistes», conclut Rémi Mathis. «C’est assez drôle de voir que Jimmy, avec son côté start-up nation, a accompagné le premier site culturel mondial… alors que l’intellectuel s’est méfié de ses propres idées.»
Lien source : L'un des cofondateurs de Wikipédia est devenu son critique le plus féroce, et ça arrange les haters