Un tsunami d’overdoses va-t-il à s’abattre sur l’Occident?

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Après le meurtre de deux jeunes en Charente-Maritime, «l’affaire Palmade», ou encore l’explosion du nombre d’overdoses aux États-Unis, il est nécessaire de s’interroger sur les tactiques occidentales de lutte contre le trafic de drogue.

Nos gouvernants ne sont pas préparés à affronter ce que laisse présager la situation actuelle des États-Unis. | Andrew Beatson via Pexels
Nos gouvernants ne sont pas préparés à affronter ce que laisse présager la situation actuelle des États-Unis. | Andrew Beatson via Pexels

Un graphique, créé à partir des données des centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) des États-Unis, a de quoi sonner le tocsin chez tous les gouvernants occidentaux. Il révèle la situation dramatique dans laquelle se trouve le pays, aux prises avec une explosion du nombre d’overdoses.

Cette courbe peut et doit effrayer. Elle oblige à remettre en cause nos certitudes d’hier et à affronter la nouvelle réalité de l’emprise des stupéfiants sur nos sociétés. À observer les événements, nos gouvernants ne sont pas préparés à affronter ce que laisse présager la situation actuelle des États-Unis.

San Francisco est-elle tombée?

Une part très importante des overdoses est liée au Fentanyl de rue, un opiacé extrêmement puissant. Sur la côte Ouest, les opioïdes font des ravages et les autres drogues restent bien présentes.

La ville de San Francisco est submergée. Rappelons que ce sont le nombre d’overdoses à l’héroïne et le spectacle effrayant que représentaient ces morts de jeunes dans l’espace public qui ont poussé l’administration Nixon à déclencher la «guerre contre la drogue». Cinquante ans plus tard, les États-Unis sont confrontés aux mêmes scènes, mais les chiffres sont sensiblement supérieurs et la stratégie de la «guerre contre la drogue» est arrivée au bout de sa logique d’inefficacité.

Dans le contexte qui est celui de nos sociétés, ce qui se déroule à San Francisco ou ailleurs aux États-Unis se reproduira ici, ce n’est qu’une affaire de temps. Rappelons que désormais, le nombre des morts, rien que par overdose (106.699 en 2021), équivaut aux États-Unis à deux guerres du Vietnam (58.000 morts américains) par an. Rappelons qu’ici, en France, on pensait que San Francisco était l’idéal de la métropole contemporaine.

Pour comprendre ce qui est en passe de déferler sur l’Occident, il faut chasser les idées reçues et plonger dans notre histoire pour en tirer les leçons de l’avenir. À travers ces vagues américaines d’overdoses, quelque chose nous est dit du risque mortel que courent désormais nos sociétés. On ne réfléchit pas sur des faits divers, on essaie de les intégrer à une analyse globale. Or, celle-ci fait défaut.

Une fascination malsaine pour les trafiquants de drogue

Le trafiquant fascine et l’addict dégoûte: c’est une leçon constante. Pablo Escobar, sanglant patron du cartel de Medellín, a eu droit à ses fictions et fascine au-delà de toute raison quantité de téléspectacteurs depuis 2012, date de diffusion de la telenovela Pablo Escobar, le patron du mal, basée sur le livre La parábola de Pablo de l’écrivain colombien Alonso Salazar. En 2015, c’est Netflix qui s’empare du personnage avec Narcos.

La mode n’est plus aux Eliot Ness, agent du Trésor américain qui a livré une guerre sans merci à Al Capone lorsqu’il était à la tête des Incorruptibles, comme c’était le cas dans les années 1960 avec la série télévisée The Untouchables ou en 1987 avec le film de Brian de Palma.

C’est déjà un handicap pour nos sociétés que d’être fascinées par des personnages comme Pablo Escobar ou El Chapo et de ne pouvoir surmonter le dégoût que lui inspirent leurs victimes. Ce qui est néanmoins déterminant, c’est le fait de ne pouvoir penser cet enjeu concomitamment dans toutes ses dimensions.

Nous n’avons pas encore intégré d’explication au problème qui s’étend du coin de notre rue aux champs de coca de la cordillère des Andes, de notre palier aux champs de pavots d’Afghanistan, ni, a fortiori, intégré la formidable révolution «technologique» qui permet désormais de produire les mêmes molécules dans des laboratoires qui se miniaturisent sans cesse. On peut s’attendre à une multiplication de petites structures de production dans un rayon plus restreint par rapport aux marchés visés.

Le sujet est systématiquement découpé en tranches

Le tronçonnage médiatique du sujet est assez logique: chaque fait divers est traité indépendamment des autres et entraîne un traitement très parcellisé et partiel du problème. La récente «affaire Palmade» a été traitée ad nauseam, mais en dérivant progressivement d’un sujet –celui de la conduite sous l’emprise de substances psychoactives– vers un déballage voyeuriste et sensationnaliste de la vie privée et intime du comédien, allant jusqu’à la diffusion de gravissimes fausses informations.

Dans l’épouvantable affaire qui s’est déroulée en Charente-Maritime –le meurtre de Leslie Hoorelbeke, 22 ans, et de Kevin Trompat, 21 ans–, on constate plus d’hésitation à dire des choses qui, si elles se vérifiaient, signifieraient qu’entre jeunes de la «France rurale», les mêmes horreurs qu’entre gangsters marseillais sont possibles, et ce pour des motifs comparables ou identiques. Et en Dordogne, ce sont huit personnes qui ont été condamnées pour avoir consommé, détenu, acheté et/ou vendu du crack.

Une fois de plus, entre, d’une part, la courbe spectaculaire, dramatique et catastrophique, légitimement et honnêtement diffusée par les CNC américains, et la dissection puis l’exhibition de la vie de chaque addict d’autre part, il y a des dimensions fondamentales que l’on rate, que l’on sous-estime ou que l’on omet volontairement.

Environ 2.000 molécules
sont inventées par an. Certaines trouveront leur public et l’une
d’entre elles est toujours susceptible d’avoir une forme d’effet blast.

Que tel ou tel milieu constitue un vivier d’accros intéresse les addictologues, mais incite mécaniquement les autres à ignorer la globalité du sujet. Ce sont les processus sociaux qui devraient intéresser les politiques. Les comprendre en profondeur, relier l’action des substances sur le psychisme au métabolisme de nos contemporains, aux groupes sociaux auxquels ils appartiennent, aux aires géographiques qui sont les leurs, à la géopolitique et aux flux mondiaux. Bref, faire l’analyse et la critique du processus qui est en train de toucher toutes nos sociétés, et en tirer des leçons.

On assigne à chaque public une molécule psychoactive. Ainsi, l’imaginaire collectif a intégré que le crack, l’une des drogues les plus destructrices, est consommé par des populations d’immigrés d’Afrique subsaharienne en situation irrégulière. Or, par recoupement, on peut penser que ces derniers ne représentent qu’un pourcentage minime des plus de 40.000 consommateurs du territoire métropolitain –selon les estimations de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives pour 2019. Voilà déjà un problème bien mal présenté.

On oublie qu’en Italie, la cocaïne est le plus souvent consommée «basée», c’est-à-dire sous forme de crack, par une grande partie des consommateurs, selon les remontées de la péninsule. Or, le phénomène de débordement du public originel est fréquent.

D’autre part, selon des chiffres réalistes, environ 2.000 molécules sont inventées par an. Certaines trouveront leur public et l’une d’entre elles est toujours susceptible d’avoir une forme d’effet blast, un peu comme le Fentanyl de rue à San Francisco ou au Canada en Colombie-Britannique.

Le boomerang de l’histoire

Dans le passé, New York a vécu une plongée vers le crack. Et si sa consommation y a été réduite, ce n’est que parce que le crystal meth (méthamphétamine), connu en Allemagne dans les années 1930 et 1940 sous le nom de pervitine, a pris sa place. Comme dans d’autres domaines, les processus en cours peuvent être analysés au prisme de l’histoire –celle des deux derniers siècles, évidemment. Sans faire preuve de «décolonialisme», il faut bien rappeler que ce sont les pays occidentaux, et notamment le Royaume-Uni, qui ont inventé le trafic de drogue. La question des drogues n’est pas a-historique, elle est le produit de l’histoire.

Les Occidentaux ont imposé l’opium à la Chine par les guerres du même nom. Ils ont sapé les structures étatiques d’un Empire millénaire. Ce qui est certain, c’est que les Chinois, qui ont vu leur pays plonger à partir des guerres de l’opium, ont sur le sujet un peu de mémoire collective, au contraire de nos populations bercées dans un présentisme dolant.

Rappelons que la banque qui tira bénéfice du trafic de l’opium s’appelait Hong Kong & Shanghai Banking Corporation, soit HSBC. Les acteurs des guerres de l’opium sont aujourd’hui ceux de l’épisode historique que nous traversons. L’arrière-plan est le même que celui qui nourrit la mémoire collective des Chinois et qui légitimise les discours, sur le fond et la forme, du pouvoir du Parti communiste.

Combien de premières prises
de substances se font dans une société où l’ultime transgression concerne les stupéfiants?

Ce sont bien les savants européens qui ont inventé ces «médicaments», notamment la cocaïne et l’héroïne. L’engouement des publics suffisamment argentés a été réel, comme ce sera ensuite le cas en Allemagne pour la pervitine. Mais à partir du moment où les États-Unis ont restreint l’accès à l’héroïne comme à la cocaïne, ces substances ont été écartées de la vente et interdites. Or, l’interdiction voile le problème d’un halo de mystère. Combien de premières prises de substances se font dans une société où l’ultime, la dernière transgression concerne les stupéfiants?

L’actuelle vague de drogues qui s’abat sur l’Occident fragilise comme jamais nos sociétés. La prohibition est une nouvelle ligne Maginot qui, même quand ses buts relatifs à certaines molécules sont justes, néglige la méthode et les moyens idoines.

L’inévitable débâcle

Si l’on considère les moyens policiers mis en œuvre contre les trafics du strict point de vue des volumes financiers en jeu et de la puissance des trafiquants, la «guerre contre la drogue» est totalement perdue. Et si l’on observe les États-Unis, ce qui se profile à l’horizon est une débâcle sans précédent pour notre société.

Se réjouir d’une augmentation des saisies, ayant atteint le niveau «historique» de 157 tonnes en 2022, comme le fait le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin, c’est comme se réjouir du retrait de la mer avant un tsunami. En l’occurrence et à l’évidence, ce n’est pas le professionnalisme de la police qui est en question, mais la vision politique de nos gouvernants.

La pénalisation de la consommation place en effet les nouvelles molécules sous les radars de la puissance publique. Est-ce une question de morale? Un manque de discernement? Un défaut de compétence? Rappelons qu’en Occident, ce sont des États prospères de la côte Pacifique qui affrontent un déluge de stupéfiants et d’overdoses.

C’est sur cette «ligne de front» de l’extrême Occident que les questionnements se font jour. Les annonces canadiennes relatives aux expérimentations de libéralisation de drogues «dures» en Colombie-Britannique, et les rectifications du gouvernement –après que deux laboratoires ont affirmé avoir été autorisés à «posséder, produire, vendre et distribuer de la feuille de coca et de la cocaïne» sur le sol du pays de l’érable– ne trompent personne: l’État canadien, qui longe l’océan Pacifique, connaît les mêmes drames que la Californie plus au sud. Avec 5,2 millions d’habitants, quatrième PIB du pays, la Colombie-Britannique a perdu 10.000 de ses citoyens du seul fait des overdoses depuis qu’elle a déclaré l’état d’urgence en 2016.

Les nations autochtones ont réclamé une action renouvelée des pouvoirs publics qui ne sont pas, sur ce sujet précis, à Victoria ou à Ottawa, les plus obtuses et bornées du monde occidental. Le gouvernement de Justin Trudeau entreprend, devant le déferlement des morts par addiction, et des conséquences humaines et sociales de celles-ci, de reprendre la main. Le problème tient au fait que, pays frontalier des États-Unis, il est difficile pour le Canada de bouger sur sa législation trop rapidement, au risque d’en faire, comme au temps de la prohibition de l’alcool, l’un des plus gros fournisseurs des addicts américains.

Le graphique des CDC est un pronostic sans appel. La France se voile les yeux, alors que les nouvelles annonçant la catastrophe se multiplient. L’heure est à la plus implacable volonté d’analyse et de critique face aux impasses d’une «guerre contre la drogue» déjà perdue.

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