Une nuit devant les Oscars, comme si vous y étiez

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Racontée par quelqu’un qui n’a pas beaucoup dormi. 

Les réalisateurs américains Daniel Kwan et Daniel Scheinert posent avec l'Oscar du meilleur réalisateur pour Everything Everywhere All at Once lors de la 95e cérémonie des Oscars, le 12 mars 2023. | Frederic J. Brown / AFP
Les réalisateurs américains Daniel Kwan et Daniel Scheinert posent avec l’Oscar du meilleur réalisateur pour Everything Everywhere All at Once lors de la 95e cérémonie des Oscars, le 12 mars 2023. | Frederic J. Brown / AFP

Si vous êtes une personne saine d’esprit, vous avez sans doute découvert le palmarès et les meilleurs moments des Oscars 2023 en vous réveillant lundi matin, après une bonne nuit de sommeil. Bravo à vous. Comme tous les ans depuis plus d’une décennie, l’autrice de ces lignes a quant à elle fait le choix de la souffrance.

Regarder les Oscars en direct, c’est une forme de purisme aussi inutile qu’archaïque –un peu comme les gens qui continuent t’à faire les liaisons s’à l’oral. On le fait, cependant, pour trois raisons:

  1. parce qu’on y est professionnellement obligé;
  2. pour espérer voir en direct un moment historique et imprévu, à la enveloppe-gate;
  3. pour pouvoir s’en vanter après et saouler tous les gens plus pragmatiques que nous qui ont choisi d’aller dormir.

Pour rentabiliser ma nuit blanche, et alors que mes trois derniers neurones en activité se battent pour survivre, voici donc un récit de ma nuit des Oscars en IMAX 3D, comme si vous y étiez.

Tapis beige

Il est 23h. Nous sommes dimanche soir et, alors que le week-end s’achève pour la plupart des gens sains et normaux, votre journée à vous ne fait que commencer. Après avoir avalé un litre de café, vous retirez le pyjama que vous portez depuis deux jours, enfilez votre plus belle tenue de soirée et prenez un bus pour rejoindre une bande de dégénérés qui, comme vous, ont décidé de passer la nuit debout à sniffer du chocolat noir devant une cérémonie américaine qui déçoit pourtant chaque année. À votre arrivée, le bingo de la soirée est encore en cours d’élaboration. À combien de blagues gênantes sur la gifle de Will Smith faut-il s’attendre? Combien de fois Dieu sera-t-il remercié?

Il est 23h30. Une heure et demie avant le début de la cérémonie, le tapis rouge (qui n’est pas rouge mais beige) commence déjà à être bien sali par les semelles des stars de plus en plus nombreuses. Sur la moquette, on peut aussi apercevoir la dignité piétinée de nos deux présentateurs de Canal+ en duplex, réduits à répéter inlassablement «évrissinguévriouèrolatouance» et se faire snober par 87% des célébrités présentes.

23h45. Le ton pâle du tapis délave toutes les stars, qui semblent s’être concertées pour porter le moins de couleurs possibles. Andrea Riseborough ressemble à un fantôme de la Renaissance. Florence Pugh a été plus maligne que vous et a décidé de venir à la soirée accompagnée de sa couette.

Minuit. Un premier constat présage la sombre tendance de la soirée à venir: niveau mode, le conservatisme est de mise. Robes blanches et paillettes chez les femmes, costards noirs chez les hommes. On se croirait un peu au plus grand mariage collectif de l’histoire et, en dehors de rares touches fabuleuses, les prises de risque sur le tapis beige sont bien maigres.

Le public est tellement sage
qu’on a l’impression d’assister
à une prise d’otages. Ou peut-être
qu’ils ont juste très faim.

En parlant de ça, la plus grosse tendance, c’est l’apparence émaciée d’un grand nombre de célébrités. Certes, la période des Oscars a toujours rimé avec saison des régimes, mais là, on dirait que tout le monde a arrêté de manger en 2020. Alors que vous peinez à reconnaître les stars dont le visage semble avoir fondu plus vite que la banquise arctique, un suspect se dessine: l’abus d’Ozempic, ce médicament antidiabétique que les stars s’arrachent pour perdre du poids rapidement (et dangereusement).

Le constat est tellement flagrant que même Jimmy Kimmel, présentateur consensuel et parfaitement rodé à l’exercice, fait la remarque dans son monologue d’ouverture: «En vous voyant tous ici, je me demande si l’Ozempic pourrait être une solution pour moi.»

Pas de gifle, pas de vagues

1h02. La cérémonie a donc commencé, et tout semble avoir été pensé pour éviter la débâcle de l’année dernière. Souvenez-vous: la soirée de 2022, ce n’était pas seulement la stupeur collective après la fameuse Gifle(™). C’était aussi une série de mauvaises décisions visant désespérément à faire remonter les audiences, comme ne pas diffuser la remise de certains prix considérés comme moins importants, ou décerner un Oscar du public à une scène où «Flash entre dans la Speed Force».

Le mot d’ordre de ce dimanche est donc clair: ne surtout pas faire de vagues et privilégier un retour à la tradition. Une «équipe de crise» a même été mobilisée pour intervenir au moindre dérapage, et le public est tellement sage qu’on a l’impression d’assister à une prise d’otages. Ou peut-être qu’ils ont juste très faim. Le résultat est une cérémonie timide, parfaitement consensuelle mais oubliable.

Les rations de chocolat s’amenuisent, tout comme votre envie de vivre.

Face à Steven Spielberg, nommé pour son dernier film The Fabelmans, Jimmy Kimmel enchaîne les blagues sur… E.T. l’extraterrestre, un film sorti il y a quarante ans. En même temps, il vaut mieux: lors de ses salves plus piquantes (à peu près aussi piquantes qu’une moutarde américaine, hein), la gêne silencieuse est palpable dans la salle, comme si personne ne voulait prendre le risque de cautionner le moindre débordement.

Le seul agent du chaos dans la salle, et on l’en remercie, c’est la chanteuse Tems, qui a décidé d’emmerder tout le monde avec une robe très «distanciation sociale».

Toutes nos pensées à la personne assise derrière elle. | Capture d’écran via Canal +

1h40. Jamie Lee Curtis remporte la statuette du meilleur second rôle féminin et coupe l’herbe sous le pied à celles qui furent les grandes favorites de la saison, Angela Bassett et Kerry Condon. Outrés, des internautes décident de s’en prendre à la marque de yaourts Activia, avec laquelle Jamie Lee Curtis s’était associée il y a longtemps: «Activia, tu vas payer.»

L’effet café

2h27. Le premier vrai moment réjouissant de la cérémonie se produit, quand Jenny the donkey, l’ânesse qui crevait l’écran dans Les Banshees d’Inisherin, fait une apparition sur scène. Vous apprendrez plus tard qu’il ne s’agit pas de Jenny mais d’un autre âne (Hollywood, royaume du mensonge!!), mais la liesse de Colin Farrell à ce moment est suffisante pour vous faire tenir trois heures de plus.

2h34. Les rations de chocolat s’amenuisent, tout comme votre envie de vivre. Mais après une première partie aussi chiante que les laitages Activia, la cérémonie se réveille enfin. Le monde entier découvre l’injection de pure allégresse qu’est «Naatu Naatu», numéro musical déjanté du film indien RRR.

La costumière Ruth Carter est devenue la première femme noire à avoir remporté deux Oscars.

Pendant trois minutes, votre fatigue s’envole tandis que les danseurs semblent exécuter leur chorégraphie absurde en vitesse x1,5. Sur scène se déploie une vision rare, miraculeuse: des cascades que même Tom Cruise ne pourrait exécuter. Un peu plus tard, «Naatu Naatu» deviendra la première chanson indienne à remporter un Oscar, et la première chanson à vous trotter dans la tête pendant des semaines alors que vous n’avez pas vu le film.

3h. La soirée glisse à nouveau dans la torpeur. Le numéro musical d’une Lady Gaga gercée et neurasthénique, prostrée sur son tabouret en baskets et jean déchiré, est une parfaite illustration de l’énergie ambiante.

3h12. Soudain, un frisson d’angoisse vous parcourt l’échine: et si À l’Ouest, rien de nouveau, film de guerre allemand insipide distribué par Netflix, finissait par emporter le prix du meilleur film au lieu du vainqueur attendu, Everything Everywhere All At Once? Mais non. Finalement, aucune récompense qui n’avait pas été préalablement annoncée par la majorité des experts ne viendra créer la surprise –et en fait, vos sueurs froides provenaient simplement des huit hectolitres de café englouti.

Merci les Daniels

4h34. C’est dans les moments les plus prévisibles que le chaos a finalement le plus brillé. On s’y attendait depuis plusieurs semaines: Everything Everywhere All At Once, film de science-fiction inventif, facétieux et maximaliste qui déjoue de nombreux clichés sur les films à Oscars et repose sur une équipe majoritairement asiatique, remporte sept statuettes, dont six des plus gros prix: meilleure actrice, meilleur second rôle féminin, meilleur second rôle masculin, meilleur scénario original, meilleure réalisation et meilleur film.

Et tant mieux, qu’on aime le film ou non. Avec leurs discours frénétiques et spontanés, entre remerciements à leurs profs préférés et défense du drag, les réalisateurs Daniel Kwan et Daniel Scheinert ont fini par galvaniser une soirée ronronnante.

Vous savez ce qu’on retient le plus
dans les cérémonies de remise de prix? Le chaos.

5h30. L’heure est venue d’aller vous coucher, vous ne vous souvenez plus très bien de votre nom de famille, et vous peinez déjà à retenir un moment vraiment marquant de cette cérémonie en demi-teinte. Ce soir, de nouveaux records profondément déprimants ont été atteints: la costumière Ruth Carter est devenue la première femme noire à avoir remporté deux Oscars (oui, deux Oscars tout court), et Michelle Yeoh la première femme asiatique (et deuxième femme racisée) à remporter l’Oscar de la meilleure actrice –en quatre-vingt-quinze ans de cérémonies. Et à part ça?

Vous savez ce qu’on retient le plus dans les cérémonies de remise de prix? Le chaos. Le moment où Spike Lee annonce accidentellement que la Palme d’or a été décernée à Titane cinq minutes après le début de la cérémonie de clôture de Cannes. Celui où John Travolta appelle Idina Menzel «Adele Dazeem». Celui où le monde entier pense que La La Land a gagné l’Oscar du meilleur film avant de réaliser que c’était une erreur, et que Moonlight est le réel vainqueur. À trop craindre l’imprévisible, les Oscars de 2023 auront produit une soirée sans polémique, mais également sans éclat. Et vous, vous allez attaquer la semaine sacrément crevé.

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